Comment, à 20 ans, penser un futur plus désirable avec légèreté et joie ? Comment avoir confiance en l’avenir sans baisser les bras ? Pour sa deuxième édition, le festival Place à demain s’installe à Paris, au Palais de la Porte Dorée, le samedi 14 juin.
Des tours de verre coloriées au crayon de couleur, des rues remplies d’arbres, des formes architecturales assez inédites. Après avoir découvert, ou redécouvert, les histoires plurielles des banlieues françaises au musée de l’Histoire de l’immigration, c’est au bout de l’exposition Banlieues chéries – installée depuis la mi-avril au Palais de la Porte Dorée – que des milliers d’enfants ont consignée sur des post-it leurs aspirations pour les futurs des banlieues, leurs banlieues rêvées. Si quelques souhaits ont déjà été exaucés lors du match PSG-Inter Milan, d’autres ne peuvent se régler sur un terrain de foot. Au milieu des très nombreux appels à la paix en Palestine, les enfants rêvent de changements sociaux et matériels : «Circuler sans me faire contrôler» ; «un plan d’urgence pour l’école publique du 93» ; «profiter de l’espace public comme les hommes» ; «voir des vaches et des moutons» ou encore «avoir des habitants heureux, ambitieux, rêveurs, sans craindre la police, les fins de mois ou des galères de logements».
«Les galères ont toujours été les mêmes. On les retrouve d’un quartier à l’autre, d’une banlieue à l’autre», décrit Hind Ayadi, designer d’intérieur résident à Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise) et fondatrice de l’association Espoir et création, avant de lister quelques-unes des problématiques vécues par les jeunes : «Décrochage scolaire, inégalités sociales, délinquance, racisme systémique et décomplexé, chômage et bien évidemment, les violences policières.» Pour s’en sortir, il faut lutter deux fois plus et bien souvent, imaginer un futur passe par une obligation. «Pour beaucoup de jeunes, pour réussir, il faut quitter le quartier, poursuit Hind Ayadi. Venir d’un quartier de banlieue aujourd’hui, c’est un frein pour trouver du boulot, un appartement…»
Repenser l’imaginaire de la banlieue
Ce constat, Makan Fofana en a fait la base d’une réflexion entamée il y a cinq ans. Alors âgé de 27 ans, ce fils d’éboueur ayant grandi dans le quartier du Bois de l’Etang à la Verrière (Yvelines), sort d’une dépression faite après une remise en question de sa foi musulmane, une carrière de photographe et de modèle. Il découvre alors la «Terre du Milieu» de J.R.R. Tolkien, le monde des sorciers de J.K. Rowling et les imaginaires associés à ces mondes fictifs, et se «prend une claque», tant ils sont éloignés de son «quartier désenchanté». Couplant cette découverte à son intérêt pour la question philosophique et à sa réflexion sur la «nécessité de quitter la banlieue pour réussir», Makan Fofana s’intéresse alors à l’imaginaire de son lieu de vie, à l’imaginaire des banlieues. «Tout le monde a un imaginaire constitué sur la banlieue, qu’on y habite ou pas.»
«Si tu habites en Bretagne, mais que tu regardes la télé et tu écoutes du rap, tu as une préconception de la banlieue», rappelle Makan Fofana, avant de définir ce terme comme un «mode de vie, une culture, des traditions, des pratiques et une marge qui ne se limite pas seulement aux bâtiments». L’imaginaire des banlieues s’est, selon lui, construit en parallèle des grands ensembles, à coups de reportages reprenant des lieux communs aux 20 heures et de productions culturelles mettant en avant la dure réalité de la vie dans ces quartiers marginalisés par les pouvoirs publics.
«La Haine comme les Misérables sont de super films, note le philosophe. Mais peut-être qu’ils nous ont enfermés dans un récit pessimiste, négatif, un petit peu passif.» Là où Hind Ayadi voit un «militantisme politique» à raconter la réalité des banlieues, «car trente ans après la Haine, c’est toujours pareil», Makan Fofana veut «réenchanter cet imaginaire». Il veut le faire sans attendre qu’un auteur extérieur ne le fasse. Cela permettrait de créer «un futur désirable et émancipateur» : la «banlieue du turfu».
C’est quoi la banlieue du «turfu» ?
Revendiquant une inspiration auprès de la chanson du rappeur Booba, le «turfu» (verlan de futur), «c’est un putain de futur, explique Makan Fofana avec un grand sourire. Un futur qui naît en banlieue, dans les marges, contrairement aux récits qui créent des futurs dans la ville plus bourgeoise d’à côté». Pour illustrer sa conception du turfu, le philosophe des imaginaires n’hésite pas à citer le pays qui a vu naître le Black Panther dans les pages des comics Marvel et porté à l’écran par le réalisateur Ryan Coogler en 2018 : le Wakanda. Ce pays (science) fictif, alliant à la perfection écologie, traditions et technologie, est une utopie qui s’inscrit pleinement dans la culture afrofuturiste. Théorisé par Mark Dery dans les années 1990, ce courant artistique est pour le rédacteur en chef d’Usbek et Rica, Blaise Mao, interrogé sur France Culture, une «constellation d’imaginaires avant-gardistes et afro-centrés, qui permet d’articuler l’identité noire, la technologie et le futur, et qui transfigure le passé en gisement d’avenir.»
Puisant dans «l’oasis culturelle» qu’est le Wakanda dans la culture populaire, ou encore d’autres imaginaires comme le solarpunk – courant de science-fiction positive, où la technologie et la civilisation humaine alimentée par les énergies renouvelables ne détruisent pas la nature, mais s’y lient, comme dans le Château dans le Ciel d’Hayao Miyazaki, Makan Fofana rêve de banlieues du turfu, «où les habitants sont heureux et n’ont pas besoin de partir pour s’accomplir», à rebours des imaginaires lorgnant sur la collapsologie ou le transhumanisme. Après avoir consigné sa pensée dans le livre «la Banlieue du Turfu», publié en 2021 aux éditions Tana, l’écrivain a fait de son concept une «boîte à outils» pour que chaque habitant de banlieue puisse se saisir de son concept, «ouvrir et créer son imaginaire», mettre en commun son «Turfu». Car Makan Fofana en est persuadé, «les plus grands changements ce sont tout d’abord des rêves».
La culture pop pour ouvrir les imaginaires
Mais l’ouverture de cet imaginaire ne se fait pas sans obstacle, Makan Fofana le reconnait et il s’est plusieurs fois heurté au pragmatisme de ses interlocuteurs. Comment penser et imaginer le futur quand il faut trouver un emploi, payer son loyer ou régler la galère quotidienne ? Pour déconstruire cette «vision socio-gisante du monde et de la banlieue» et «faire apparaître les turfus», Makan Fofana a collaboré avec le designer Hugo Pilate pour créer un espace numérique de réflexion permettant de redessiner les contours du futur de la banlieue lors d’ateliers de discussions et création numérique sur le jeu vidéo Fortnite : l’Hypercube. Créé à la Gaîté Lyrique, ce laboratoire est devenu une boîte à outils que Makan Fofana a diffusé en Europe et qui a infusé dans des programmes scolaires d’établissements comme en Seine-Saint-Denis, ou des programmes d’instituts de recherches.
En 2020, Riwad Salim, designer de 26 ans travaillant au sein de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) intègre une expérimentation lancée en prévision des gigantesques chantiers prévus en Seine-Saint-Denis pour construire les infrastructures des Jeux olympiques de Paris 2024 : le projet Urbanités numériques en Jeux. «Notre but était d’accompagner les élèves dans la conception de leur quartier en pleine mutation en raison des JO», explique aujourd’hui le designer. Pour cela, c’est encore le jeu vidéo qui a été choisi comme moyen d’expression de ces élèves de huit collèges et deux lycées du 93. Si Makan Fofana et Hugo Pilate avaient choisi le mode créatif de Fornite, Riwad Salim et son équipe ont plutôt opté pour Luanti (anciennement appelé Minetest). «C’est une version libre et complètement modifiable de Minecraft, décrit le designer de l’IRI. On y a créé un serveur de jeu à partir des données IGN du 93.» Dans cette map, les élèves ont pu construire bloc par bloc leur cour de récré, un square ou un espace public du village olympique (alors pas encore sorti de terre). Mais comme Makan Fofana, Riwad Salim s’est rendu compte que la créativité des collégiens était «bloquée» dans leur quotidien. «De prime abord, ils ne proposaient que des kebabs, un city-stade ou un centre commercial… Un imaginaire très capitaliste, se souvient Riwad Salim. C’est en allant chercher des connexions avec la culture pop que de nouvelles idées émergent.»
Riwad Salim se souvient particulièrement d’un atelier organisé dans un lycée à la Courneuve. «Il fallait repenser un square», détaille-t-il. Après sa rencontre avec Makan Fofana – le projet Turfu est partenaire du programme de l’IRI –, Riwad Salim a demandé aux lycéens de raconter «ce qu’est la ville à travers la pop culture». Les éléves ont ramené des photos de mangas, des captures écrans de jeux-vidéos. «Ils ont compris qu’on accorde de la valeur à ces imaginaires donc ils prennent le projet au sérieux et des idées émergent.»
«Ces ateliers sont toujours organisés en binôme avec un architecte ou un urbaniste, explique Yanis Ratbi, artiste travaillant aussi pour l’IRI. Ils donnent aux maîtres d’œuvre des inspirations.» Parfois, les blocs numériques traversent l’écran pour s’ancrer dans la réalité, comme dans le collège Dora Maar à Saint-Denis. Au cœur du village olympique, les collégiens participants aux ateliers ont voulu changer l’agencement de leur cour de récréation. «Les garçons jouaient au foot au milieu de la cour, s’appropriaient l’espace», raconte Riwad Salim. Alors, les collégiens ont envisagé un immense arbre, placé au milieu de l’espace. «Ils se sont inspirés des arbres à palabres, des grands arbres sous lesquels on s’assoit pour discuter, se raconter des histoires dans la tradition ouest-africaine», précise le designer. Finalement, l’architecte a changé son projet.
Ne pas miser que sur le bâti
Ayant poursuivi le projet de l’IRI, Yanis Ratbi ajoute que «la création des imaginaires sur Luanti permet d’intégrer la réflexion chez les jeunes des matériaux non polluants» et de voir émerger des structures mêlant bois et récupération. Car le questionnement écologique déjà «infusé» chez les plus jeunes, rappelle à leur mission tant Makan Fofana que Yanis Ratbi. «L’écologie mainstream ne présente juste pas leurs actes du quotidien, souvent lié à leur condition sociale, comme étant écolo, note ce dernier. Il suffit de les légitimer, par la fiction ou des politiques, pour que ces jeunes prennent conscience qu’ils ont une démarche écologique.»
Reprenant les univers low-tech comme illustrant le mieux cette démarche, Makan Fofana avance que le futur écologique des banlieues ne pourra pas advenir sans «redistribution des richesses par et pour nous-même». «Il ne faut pas miser que sur le bâti, abonde Hind Ayadi, s’appuyant sur les rénovations enclenchées pas l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, avant d’ajouter. Il faut miser sur le social. Tant que notre identité ne sera pas respectée, qu’il y aura du racisme décomplexé, dans les médias, la police, ça ne changera rien.»
L’avènement des «banlieues Turfu» est un long processus, «une réflexion sur dix, vingt ou trente ans, concède Makan Fofana, qui appelle à la création de nouveaux récits. On manque de récits de science-fiction sur la banlieue par exemple.»