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Rationner les gestes émetteurs de carbone, un horizon inéluctable ?

« Mon empreinte carbone » au Musée des Arts et Métiersdossier
Par Arnaud Passalacqua, professeur à l’Ecole d’urbanisme de Paris (UPEC /Lab’Urba), membre du conseil scientifique de l’exposition «Empreinte carbone, l’expo !».
Sur le quai de Bercy, à Paris, le 9 novembre 2022. (Benoit Durand/Hans Lucas via AFP)
par Arnaud Passalacqua, professeur à l’École d’urbanisme de Paris (UPEC/Lab’Urba), membre du conseil scientifique de l’exposition "Empreinte carbone, l’expo !"
publié le 7 octobre 2024 à 7h15

Alimentation, consommation, sobriété énergétique… En partenariat avec le musée des Arts et Métiers, à l’occasion de l’exposition «Empreinte carbone, l’expo!», retour à travers l’histoire des techniques et des innovations sur les moyens d’inventer un développement durable.

Le carbone est de plus en plus visible dans nos vies quotidiennes, jusqu’aux publicités ; qu’elles indiquent (en petit) les émissions du dernier SUV ou qu’il s’agisse d’incitations de l’Ademe à faire son bilan de gaz à effet de serre. Les annonces rassurantes en la matière sont rares à l’exception de la baisse des émissions françaises en 2023. Mais on sait que ce sont les premières tonnes qui sont les plus faciles à réduire et que nos modes de consommation continuent à délocaliser nos émissions hors de nos frontières. Simultanément, on se félicite encore des carnets de commandes pleins d’Airbus, promesses de nouvelles tonnes de carbone à venir.

Une baisse à la hauteur de l’emballement climatique est donc nécessaire et devrait résulter de deux dynamiques : la substitution des énergies fossiles par des énergies moins carbonées et la réduction de la demande. La première attire tous les regards et les investissements, puisqu’elle est parée des atours de l’innovation et de perspectives de croissance du PIB. Ces solutions réputées vertueuses se heurtent pourtant à bien des obstacles : leur bilan écologique peut s’avérer très lourd, elles courent le risque d’un effet rebond, la temporalité de leur mise en œuvre ne correspond pas à l’urgence, leur coût peut être très élevé et susciter des inégalités socio-territoriales susceptibles d’en entraver le déploiement, toutes ne sont pas simultanément possibles puisque nos capacités à produire de l’énergie bas-carbone sont limitées et imposeront de prioriser les usages, enfin la décarbonation masque d’autres difficultés dans notre rapport aux objets techniques, qui ont dépassé le seuil de la convivialité d’Ivan Illich (un rapport différent aux outils, ndlr).

Si on la prend au sérieux, la crise climatique nous pousse donc à embrasser la deuxième dynamique, celle de la réduction de la demande, et à reconsidérer la façon dont les systèmes techniques portent notre rapport au monde. Le modèle dominant en la matière est la taxe carbone, dont les limites sont connues : absence de plafond d’émissions globales – tant que je peux payer, je peux émettre – et iniquité sociale majeure – les modes de vie les plus émetteurs sont ceux des plus riches, que la taxe affecte pourtant moins.

Le rationnement ouvre une autre voie en agissant sur la quantité et non sur le prix. S’il rappelle de mauvais souvenirs, n’est-il pas encore ou déjà parmi nous ? Coupures d’eau l’été, délestages électriques l’hiver, quotas de touristes ici ou là… Plus généralement, les fameuses neuf limites planétaires font désormais partie du paysage scientifique et pénètrent peu à peu le débat public. Notre société, qui vend de l’illimité, est-elle capable d’assumer ces bornes ? Et d’organiser démocratiquement un rationnement pour les respecter plutôt que de laisser les forces du marché (mal) agir ? Comment penser un rationnement pour gérer une abondance – d’énergies fossiles – plutôt qu’une pénurie ?

Envisager un tel dispositif ouvre de multiples questions. La littérature scientifique s’en est emparée depuis quelques années et diverses initiatives ont été engagées, comme à Lahti (Finlande) en 2019-2020. Nous avons aussi exploré cette piste avec le Forum Vies mobiles. La mobilité pourrait effectivement être un secteur d’application privilégié d’un rationnement, du fait de nos difficultés à y réduire les émissions et des profondes inégalités qui la caractérisent. Rationner les mobilités carbonées suppose de réviser notre rapport au monde, porté par la vitesse et la liberté notamment permises par la voiture, même si le système automobile nous met en dépendance. Cela ne signifie aucunement réduire nos libertés politiques. Au contraire, notre système démocratique doit être une ressource pour refondre notre contrat social en plaçant en son sein le partage équitable des contraintes que les limites planétaires font peser sur les sociétés humaines.