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Climat Libé Tour

Réchauffement climatique : trois scientifiques racontent les derniers instants de glace

Grimpant des sommets, des chercheurs auscultent la vie et la disparition des glaciers, à la fois réservoirs d’eau, archives du passé et trésors naturels. Avec l’espoir que leurs travaux soient appropriés par le plus grand nombre.

Glacier d’Ossoue, Pyrénées, France, 2021. Photographie de Grégoire Eloy extraite du projet «Fragiles», enquête visuelle sur la glaciologie et les sciences connexes de la neige et de l’eau en altitude, réalisé par le collectif Tendance floue et dans le cadre de la Résidence 1+ 2 (Photographies et Sciences). (Grégoire Eloy/Tendance Floue/Grégoire Eloy/Tendance Floue)
Publié le 23/09/2025 à 16h28

Cet article est publié dans le cadre du Climat Libé Tour. Les 24 et 25 septembre, Libération vous invite à Grenoble sur le thème de «la science qui résiste» pour deux journées de débats, échanges, projections et ateliers à la rencontre de ceux qui se mobilisent.

Ils travaillent au chevet de mastodontes évanescents. De géants qui se réduisent comme peau de chagrin sous les assauts du changement climatique. Glaciologue, hydroclimatologue ou géochimiste, trois scientifiques basés à Grenoble font partie des derniers témoins des glaciers de la planète et en ont fait leur objet d’étude. En 2025, désignée par les Nations unies comme l’année internationale de la préservation des glaciers, ont-ils le sentiment d’être écoutés ? Que signifie faire de la recherche sur un milieu menacé de disparition ?

Fanny Brun a grandi dans un petit village du massif alpin de la Chartreuse. Le goût pour la montagne et les équations l’a orientée vers la glaciologie. Chargée de recherche à l’Institut des géosciences de l’environnement (IGE) à Saint-Martin-d’Hères (Isère), la jeune trentenaire a tôt fait de gravir les sommets. Spécialiste des glaciers himalayens et alpins, elle a reçu l’an dernier le prix du Collège de France pour l’excellence de son parcours et le caractère novateur de ses contributions à la recherche publique.

En février, elle a cosigné une étude publiée dans la revue scientifique Nature dont les chiffres sont sans appel. De 2000 à 2023, les glaciers du globe ont décliné de 5 %, perdant chaque seconde l’équivalent de trois piscines olympiques. Une débâcle qui peut aller jusqu’à 39 % dans les Alpes et les Pyrénées, zones les plus touchées. «Si on ne limite pas le réchauffement climatique à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle, les glaciers des Alpes ne devraient plus exister à l’horizon 2100», résume Fanny Brun. Autrement dit, ces paysages familiers qu’ont connus nos parents et grands-parents, les générations suivantes ne les verront pas. La définition même des glaciers est mise en péril. «On parlait d’une masse de glace posée sur un socle rocheux et pérenne à l’échelle du temps humain, cela ne fonctionne plus puisqu’ils vont disparaître», confirme la chercheuse.

Subtil équilibre

Pour établir ce diagnostic, Fanny Brun réalise des «bilans de masse» des glaciers. Car ces derniers ne sont pas de simples blocs monolithiques, tels de gros glaçons accrochés aux reliefs montagneux. Ils sont en perpétuel mouvement, ils s’écoulent du haut vers le bas. Sur la partie haute, la zone d’accumulation, la neige se dépose l’hiver en fines couches successives. «On la mesure avec des carottages : on prélève un échantillon et, en repérant la neige de l’année précédente, plus sale, on obtient l’épaisseur de cette zone.» Sur la partie basse, la zone d’ablation, la glace fond au printemps et en été, alimentant cours d’eau et nappes phréatiques. «On pose des jalons, des chaînes de bâtons de bambou de deux mètres, puis on observe dans quelle proportion ils se découvrent.» Les données satellitaires complètent ces mesures sur le terrain et permettent de saisir le changement total de volume entre deux dates.

Un massif est ainsi le produit de ce subtil équilibre entre apport neigeux et perte en eau. «Dans un glacier en bonne santé, la zone d’accumulation occuperait les deux tiers de la surface, explique Fanny Brun. Mais elle est de plus en plus restreinte, voire inexistante.» Les glaciers fondent plus qu’ils n’accumulent. Déjà leur visage change. «Ils sont moins blancs, s’attriste la glaciologue, plus minéraux.» La chercheuse a beau se réjouir de la médiatisation des rapports du Giec et des engagements des Etats à limiter les gaz à effet de serre, le constat reste amer : «Après une période de recul, les émissions de gaz carbonique repartent à la hausse, notamment en France [où leur baisse est inférieure aux objectifs climatiques, ndlr]. Et on observe aux Etats-Unis une volonté politique de s’affranchir de la parole scientifique. Alors que nous attachons beaucoup d’importance aux faits, aux constats chiffrés le mieux possible, ce discours interroge le sens de notre travail et les fondements des démocraties libérales. Nous traversons une vraie crise.»

«La glace fait office de ciment»

C’est parce qu’il pratiquait l’alpinisme que Thierry Lebel, Parisien d’origine, a fait sa thèse à Grenoble. Il est désormais hydroclimatologue, spécialiste des climats tropicaux et des zones de montagne. Directeur de recherche émérite à l’IGE, il souligne les conséquences de la fonte des glaciers sur le cycle de l’eau, loin de la «tarte à la crème» de leur disparition. «Les glaciers sont un symbole emblématique du réchauffement climatique, mais il y a une forme de paresse intellectuelle à se focaliser uniquement sur les changements de paysage spectaculaires induits par leur récession», déclare-t-il en guise de préambule. C’est en effet tout un écosystème qui est bouleversé.

Sans viser l’exhaustivité, citons deux exemples. Tout d’abord, l’alternance de périodes sèches et pluvieuses attaque les reliefs montagneux et favorise les risques, tels les effondrements glaciaires et les éboulements rocheux. «Les montagnes sont pleines de fissures, explique Thierry Lebel. L’eau s’infiltre. En gelant, elle se dilate et écarte les parois. Heureusement, la glace fait office de ciment et maintient l’ensemble.» Le changement climatique, avec l’augmentation des évènements extrêmes, accentue l’érosion. «L’onde thermique rentre dans les roches plus profondément, fait fondre le ciment naturel et déstabilise les parois qui peuvent tomber.» Deuxième impact, les glaciers ne peuvent plus jouer leur rôle de châteaux d’eau de la planète. En temps normal, ils stockent neige et glace pour ensuite alimenter en eau potable les rivières et les lacs pendant l’été. «Avec le changement climatique, le pic d’écoulement avance dans la saison. L’eau est plus rapidement captée par la végétation, elle-même plus précoce, et ne va donc pas s’infiltrer dans les nappes phréatiques.» Les ressources en eau diminuent.

Autant de mécanismes qu’il n’est pas aisé de vulgariser. «Plus les scientifiques vont essayer de décortiquer la complexité de ces sujets, moins leur parole va être audible», se désole Thierry Lebel. L’hydroclimatologue ne se dérobe pas pour autant et choisit de participer activement à la gouvernance locale. Il copréside le conseil scientifique de la métropole de Grenoble, première capitale verte de l’Europe à se doter d’une telle instance indépendante. Une manière de faire dialoguer la science avec ses concitoyens. Au final, Thierry Lebel reconnait que la fonte des glaciers est «un très grand sujet de désarroi et de frustration». Mais il préfère relativiser. «C’est dérisoire quand on pense aux centaines de milliers de personnes affectées par le changement climatique. Les Africains représentent moins de 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et un tiers de leur continent va être rendu inhabitable.» Et de rappeler sobrement : «Les plus vulnérables sont les plus pauvres. Plus on met de temps à agir, plus le choc sera violent.»

«Une archive de la composition de l’atmosphère»

Géochimiste et ingénieur de recherche à l’IGE, Patrick Ginot est un fou de montagne qui aligne les expéditions sur les plus hauts toits du monde. «Il y a deux jours, on est descendu d’un carottage, on a passé nos nuits à forer car il faisait trop chaud la journée, c’est sûr qu’il faut aimer la montagne pour faire ce métier», confirme-t-il dans un sourire. En 2015, avec ses collègues français Jérôme Chappellaz et italien Carlo Barbante, il a cofondé le programme Ice Memory. L’idée : sauvegarder la mémoire des glaciers, indispensable pour comprendre l’évolution du climat dans le passé et pour anticiper les changements à venir.

«Lorsque les flocons se déposent en surface sur les glaciers, ils piègent des aérosols, des petites particules présentes dans l’atmosphère, détaille Patrick Ginot. Couche après couche, on a ainsi une archive de la composition de l’atmosphère.» Puis, sous le poids des différentes couches, l’ensemble se compacte et devient de la glace. Le froid conserve alors ces données essentielles à la compréhension des phénomènes climatiques. «Mais si la surface fond, ajoute Patrick Ginot, l’eau traverse le manteau neigeux, emmène avec elle ses aérosols et mélange les couches. L’information est effacée.»

Sanctuaire en Antarctique

Il convient donc d’agir vite pour collecter des échantillons des glaciers en danger. «On a un objectif de vingt glaciers en vingt ans», précise la directrice de la fondation de l’université Grenoble-Alpes, Anne-Catherine Ohlmann. Les bons sites de prélèvement sont rares. Ils doivent être suffisamment profonds, froids et dans des lieux plutôt plats pour éviter l’écoulement des couches. Les premières expéditions ont permis de forer le col du Dôme, à 4 300 mètres d’altitutde dans le massif du Mont-Blanc, puis le glacier de l’Illimani, à plus de 6 300 mètres en Bolivie. Au total, neuf expéditions ont couvert le Caucase, la Russie, la Suisse, l’Italie et la Norvège. La dixième est en cours au Tadjikistan, puis ce devrait être le tour de la chaîne de montagnes canadienne Saint-Elie, à la frontière de l’Alaska, en 2027. En Tanzanie, l’équipe n’a pas pu accéder au sommet du Kilimandjaro pour des raisons diplomatiques. «Il est trop tard désormais», déplore Patrick Ginot.

A chaque fois, les scientifiques récupèrent des carottes de glace de 10 centimètres de diamètre, tronçonnées dans la longueur en morceaux d’un mètre. Plus on fore, plus on remonte le temps. Mais la profondeur dépend de la topographie des lieux. «Sur le Mont-Blanc, la hauteur des carottes peut faire 126 mètres et couvrir quelques centaines d’années. En Bolivie, on a dix-huit mille ans sur 135 mètres.» Les carottes sont dispersées dans les chambres froides industrielles près des organismes qui ont effectué les carottages. Elles seront à terme rassemblées et stockées à -50 °C dans un sanctuaire en Antarctique. Une grotte est creusée à la station franco-italienne Concordia, elle fonctionnera sans aucun apport d’équipement extérieur. Ce sera la première bibliothèque mondiale de glace, où les générations futures de chercheurs pourront puiser.

«Les technologies nous permettent d’extraire énormément d’informations sur une quantité très réduite de glace. Pour chaque étude, on utilise un barreau de 35 mm de diamètre, découpé dans la longueur de la carotte, soit seulement 10 % à 15 % de son volume.» En dépit de la beauté de sa collaboration internationale, le projet Ice Memory n’est qu’un pis-aller. «On ne va pas sauver les glaciers, il faut arrêter de se voiler la face, reconnaît Patrick Ginot. Quand on aime la montagne, c’est triste de la voir dans cet état.» Et de conclure : «Nous, les scientifiques, nous avons complètement rempli notre part du marché. Ce qui reste à faire ne relève plus de nos compétences.»