Comment mettre en œuvre l’adaptation au changement climatique sans faire l’économie de la nuance ni négliger les vulnérabilités, souvent invisibles, qui minent la société française et ses territoires ? Et que peuvent faire, ici, les sciences humaines et sociales pour permettre à l’action publique d’agir sur ce qu’elle ne voit pas ou ne veut pas voir ? Telle est la problématique qui a réuni à Lens (Pas-de-Calais), durant trois jours fin août à l’initiative de Popsu (plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines), chercheurs, membres des collectivités territoriales et élus. Le but de ce campus intitulé «Visible/invisible» : explorer collectivement les liens multiples entre sciences et société.
La tâche est ardue parce qu’elle exige des sociologues, géographes et autres ethnologues, un regard scrupuleux et une attention décuplée. «Les processus d’exclusion et d’invisibilisation redoublent à l’heure des transitions. Mais pour les détecter, aller sur le terrain ne suffit pas. Il faut pouvoir déjouer le “théorème du lampadaire” : chercher là où la lumière ne porte pas», résume l’ingénieur urbaniste et président de l’Ecole urbaine de Sciences Po, Jean-Marc Offner.
Frugalité, subsistance, réparation
L’ambition est sensible, aussi, car elle vient contester à sa manière l’ordre des choses et les orientations politiques actuelles. «Exploitation intensive de l’eau, de l’énergie, des sous-sols ou des petites mains de l’économie… Tout un monde est invisibilisé justement pour permettre à notre mode vie de perdurer ; pour dénier son impact et les responsabilités, souligne la sociologue au Centre d’étude des mouvements sociaux de l’Ehess Geneviève Pruvost, qui travaille sur l’invisibilisation du travail des femmes et du travail de subsistance. Mettre à jour ce monde-là, a fortiori aux yeux des décideurs, n’est pas neutre.»
La mission est, enfin, de penser au pluriel. Car ce discret réel à embarquer dans les politiques de transitions est partout. Il concerne, bien sûr, les individus. «C’est l’invisibilité sociale, culturelle, administrative, institutionnelle, scientifique…», énonce Jean-Marc Offner, citant trois exemples : les femmes seules avec enfants, invisibilisées par le modèle familial traditionnel ; les classes populaires dans les zones rurales, invisibilisées par la survalorisation des néoruraux ; ou encore les travailleurs mobiles, comme les livreurs, qui n’entrent pas dans les catégories statistiques usuelles.
Mais l’invisible à détecter pour penser la mobilité, le logement ou la santé de demain ne s’arrête pas là. Il est dans «ces flux, circulations et réseaux démultipliés par la modernité», ajoute Jean-Marc Offner : matières, énergies, connaissances… Il touche des territoires, comme ce rural occulté par le périurbain, lui-même relégué dans l’ombre du métropolitain. Des pratiques et modes vie, dont certains, d’ailleurs, sont très cohérents avec la transition (frugalité, subsistance, réparation) mais rapetissés par les fictions dominantes (la croissance verte). Il est dans ce naturel qu’on ne voit pas mais dont tout dépend : les sols, les eaux souterraines, la majeure partie du vivant. Il recouvre même des sujets existentiels, impensés par le politique parce qu’à bas bruit : le vieillissement de la population par exemple.
Désarmer les simplifications
Le rôle de la recherche ? Réajuster ces représentations qui biaisent les jugements des acteurs et donc la pertinence de certaines mesures politiques. Démystifier, désarmer les simplifications. Exemple avec deux territoires emblématiques. Le monde rural, d’abord, si souvent réduit par l’analyse politique à son dépeuplement, ses fragilités et son agriculture intensive en crise. Dans leur rapport d’avril dernier, les chercheurs du conseil scientifique de France ruralités dévoilaient tout autre chose : un territoire où les agriculteurs ne comptent plus qu’entre 5 % et 15 % des actifs, où les activités sont diverses (habitat, industrie, tourisme, etc.) et les ressources et réseaux abondent.
Second cas d’école, les zones pavillonnaires, considérées par beaucoup d’urbanistes contemporains comme des hérésies socioécologiques à densifier d’urgence. Et si elles étaient, en fait, des lieux aidants de la transition ? De plus en plus d’études – comme celle publiée par l’Atelier parisien d’urbanisme en 2023 – nuancent : leurs jardins combattent les îlots de chaleur, permettent l’infiltration des eaux pluviales et abritent la biodiversité urbaine.
Des connaissances et des analyses dont les acteurs territoriaux sont, de fait, le plus souvent demandeurs. «De plus en plus de collectivités ont compris que les transitions ne se résumaient pas à des politiques d’infrastructure et d’aménagement, mais d’accompagnement des populations. Et pour cela, il faut les connaître», souligne Marie-Christine Jaillet, sociologue et directrice de recherche émérite au CNRS. «En tant que décideurs, nous disposons de représentations et de connaissances partielles, témoigne Hélène Clot, directrice «stratégie, innovation et relations citoyennes» chez Grenoble-Alpes Métropole. A Grenoble par exemple, la question du partage de l’eau génère de vives tensions entre citoyens et industries. Pour les appréhender, et après avoir longtemps écouté, surtout les ingénieurs, il nous a fallu complexifier le tableau : inviter les scientifiques – géographes, hydrologues, psychosociologues, etc. – pour saisir ces flux, espaces et attachements invisibles liés à l’eau.»
Reste que ces sciences sont, elles-mêmes, chahutées par l’époque… «Catégories socioprofessionnelles, âge, genre, … Nos cadres d’analyse et nos référentiels sont de moins en moins opérants pour donner à voir une société si pulvérisée, souligne Marie-Christine Jaillet. En tout cas, ils ne fonctionnent pas pour décrypter des phénomènes comme les Gilets jaunes ou le 10 septembre». «Il faut adapter et sophistiquer nos regards», abonde Renaud Le Goix, géographe, enseignant-chercheur à l’Université Paris Cité, citant le cas de la cartographie et un problème concret : «Les Iris [Ilots regroupés pour information statistique, un découpage infracommunal pratiqué par l’Insee depuis 1999, ndlr] sont totalement inaptes à représenter le morcellement périurbain aujourd’hui en France.»
Mise au défi mais loin d’être démunie, la recherche française s’active donc, se rééquipant et peaufinant ses tactiques. Les angles d’attaque varient selon les disciplines, mais un premier fait consensus : croiser plus systématiquement les savoirs et savoir-faire. «Il s’agit d’assurer, au sein d’une même équipe de recherche, des méthodes mixtes : sur un sujet donné, associer par exemple la technicité des cartes, l’enquête statistique auprès des ménages et un travail de fond d’entretiens sur le terrain», décrit Renaud Le Goix, qui planche avec deux collègues sur un Atlas social de la France, dont les premières cartes seront publiées en ligne fin octobre.
Tribune
Autre décloisonnement à l’œuvre, celui entre les disciplines. «De nouvelles alliances sont rendues nécessaires par les crises climatiques et de la biodiversité», souligne Hélène Reignier, professeure et chercheuse à l’Institut d’urbanisme et d’aménagement régional de l’université d’Aix-Marseille, qui note qu’aujourd’hui, «dans les projets de recherche sur les stratégies territoriales, l’appel aux sciences du vivant est de plus en plus effectif». Au côté des ingénieurs et urbanistes s’invitent écologues, botanistes, ethnobiologistes ou éco-anthropologues. Parfois même des juristes, comme cette équipe de l’université de Tours qui travaille sur la protection juridique des «sols vivants» et de la trame brune, cette continuité écologique on ne peut plus invisible.
Les sciences s’appliquent, aussi, à faire davantage avec celles et ceux qui peuplent leurs terrains d’étude. «La recherche-action n’a jamais vraiment cessé depuis les années 60 en France, mais on observe un très net regain depuis une dizaine d’années, se réjouit Louis Staritzky, chercheur en sciences sociales et membre du laboratoire Liage, à l’université Paris 8 Vincennes St Denis. La crise Covid et la loi de programmation de la recherche (LPR) de 2020, axée sur les interactions entre sciences et citoyens, ont accéléré cette dynamique». En coproduisant la connaissance scientifique avec les principaux intéressés, le gain est double : révéler autre chose que ce qu’aurait permis une recherche classique, et agir positivement, via le levier de la recherche, sur la problématique en question. Autre dispositif, plus expérimental et confidentiel mais qui dit bien la tentative de reconnexion des sciences avec les gens : les permanences de recherche. «C’est considérer la recherche comme un équipement démocratique, et la mettre à disposition des citoyens», décrit Louis Staritzky. Concrètement, le chercheur assure une présence de longue durée dans un territoire, se rendant visible, disponible et possiblement utile aux habitants. La démarche est expérimentée, depuis deux ans, dans des quartiers populaires de Saint-Denis sur le thème de la rénovation urbaine.
Rendre visible signifie aussi, très souvent, rendre audible. Il faut pour cela compléter voire dépasser les outils habituels. «Afin d’améliorer notre écoute des sentiments d’injustice, par exemple sur le sujet des ZFE [zones de faible émission], nous avons, avec les chercheurs, cherché et trouvé d’autres capteurs», témoigne Hélène Clot, de la métropole de Grenoble, soit «les agents d’accueil des guichets du siège de la métropole, les élus eux-mêmes et les réseaux sociaux». De précieuses sources, rarement consultées, qui relaient pourtant des mots et des réalités absents des cahiers de doléances ou des ateliers de participation citoyenne.
Reste, pour ce travail scientifique, un obstacle de taille : que ces connaissances, d’utilité publique, le soient effectivement. Autrement dit, que les élus et collectivités s’en saisissent, en nourrissent vraiment leurs décisions. De cette condition dépend en effet l’espoir de se frayer, dans l’incertitude toujours plus épaisse, une trajectoire collective éclairée.