Menu
Libération
Scènes

«Rénovation», du théâtre pour mettre en pièces les archétypes de la ville

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Dans une création de Baptiste Amann sur la rénovation urbaine intitulée «Rénovation», trois monologues s’entrecroisent comme une démonstration féroce des écarts entre la ville pensée, rêvée et vécue.
Rénovation par Baptiste Amann (Marcella Barbieri)
publié le 11 juin 2024 à 3h08

Comment faire théâtre d’une politique urbaine qui condamne parfois ce qu’elle est censée sauver ? Comment incarner la matière froide des normes et des réglementations ? Thibault Rossigneux et sa compagnie Les sens des mots relèvent le défi, en invitant la géographe Marie-Christine Jaillet et le dramaturge Baptiste Amann à se rencontrer dans le cadre du projet «Binôme», qui entrecroise arts et sciences depuis 2010. Le résultat est une pièce baptisée Rénovation (entretiens), qui puise sa matière dans la fabrique de la ville. Un sujet aux abords ardus, voire rébarbatifs, mais que le metteur en scène, Thibault Rossigneux, perçoit comme un concentré de tensions et d’enjeux dramatiques. «C’est shakespearien ! Le réel est tellement fou qu’il n’est pas nécessaire de l’augmenter. Le retranscrire simplement permet de prendre la mesure de sa folie. En comparaison, la fiction peut sembler fade.»

Sur l’estrade de l’Hôtel de Lassay, à Paris, en ce jeudi de mai, les personnages sont installés derrière des pupitres affichant leurs fonctions sur des porte-noms. Il y a l’urbaniste, la métropole et l’habitante, trois acteurs archétypaux de l’aménagement urbain. L’un a conçu le projet, l’autre l’a coordonné et la troisième l’a habité. Leurs voix vont s’entrecroiser 30 minutes durant, sans jamais dialoguer, en une métaphore efficace mais peu optimiste d’une ville faite de solitudes juxtaposées, bâtie récits contre récits, de façon quasi schizophrénique.

«Rapports d’ego»

«Ce chantier, c’est vingt ans de nos vies. Vingt ans. Ça devait durer cinq ans normalement», débute l’habitante, dont le témoignage illustre un écueil récurrent de la rénovation urbaine, celui d’un temps trop long au regard de l’échelle humaine, s’étirant bien au-delà des délais prévus, voyant les enfants devenir grands et les anciens disparaître. «Des rapports d’ego se sont mis en place, notamment sur les logements sociaux, et tout a volé en éclats», peste l’urbaniste. «C’est sûr que c’est plus simple de ne rien faire», lâchera plus tard la cheffe de mission («les gens du quartier disent la métropole, c’est plus simple», glisse le personnage en introduction, pas mécontent de cette appellation un brin mégalo).

La pièce s’inspire librement du plan de rénovation mené au Plan d’Aou, un quartier du nord de Marseille, que Baptiste Amann a côtoyé lors de résidences à la Gare franche, lieu de création jouxtant la cité. Ici, comme dans de nombreux grands ensembles bâtis durant les Trente Glorieuses, la métamorphose initiée «pour le bien des habitants» s’est faite au prix fort : 500 appartements ont été sacrifiés, sur les 900 initiaux. «Ça ne disparaît pas comme ça, les gens. Où sont passées les autres familles ?» interroge l’habitante, arrivée en 1971 dans le quartier encore tout neuf. Elle dénonce les malfaçons des nouveaux bâtiments, avec leurs balcons dénués d’accès, conçus «pour nous faire péter les plombs», et les codes couleurs qui auraient été apposés par le promoteur aux locataires en fonction de leur supposée dangerosité : vert, sans histoire ; orange, à surveiller ; rouge, indésirable. Rumeurs, fantasmes ? La métropole, bien sûr, nie en bloc, et défend son projet : «Si on ne fait que du logement social, on ghettoïse…»

«Rapport au bâti presque honteux»

Sombre, la pièce laisse malgré tout entrer un peu de lumière. «Ce qui est assez joyeux dans l’humain, c’est qu’il transgresse toujours les usages prévus, les dispositifs d’assignation», relève Baptiste Amann, qui explorait déjà avec sa trilogie Des territoires les archétypes urbains du pavillon et de la résidence HLM, et qui présentera cet été au Festival d’Avignon un thriller théâtral intitulé Lieux communs. Dans les années 80, Baptiste Amann grandit dans une tour qui sera détruite dans le cadre d’un plan de rénovation urbaine, avant que sa famille emménage dans un pavillon. «Je me suis construit dans un rapport au bâti presque honteux, fait d’après-midi passées dans des zones commerciales, avec cette impression d’avoir accroché mes souvenirs d’enfance à une architecture sans prestige.»

Ses spectacles redonnent une dimension poétique à ces lieux peu célébrés, insufflant cette belle idée que le patrimoine dépend sans doute davantage de la manière d’habiter les espaces, que de la matière – béton, brique ou pierre de taille – dont ils sont faits. C’est ce que dit aussi, autrement, l’habitante de la pièce Rénovation, bien décidée à rester «chez elle» : «Tant que ma rue garde son nom, il y a quelque chose de mon histoire qui se perpétue.»