Savoir qui nous sommes, savoir ce à quoi nous tenons, penser les lieux et les échelles de ce qui nous rassemble… Le Campus Condorcet organise, le 20, 21 et 22 mars 2025, trois jours de débats et de rencontres sur le thème «Universel(s) ?». Un événement dont Libération est partenaire.
Invitée au Printemps des Humanités, le 22 mars, pour une table ronde en partenariat avec le musée du quai Branly - Jacques Chirac, l’historienne de l’art Anne Lafont revient sur la question des œuvres d’art spoliées par les nations occidentales.
Le «musée universel», qui visait à exposer les chefs-d’œuvre du monde en un seul lieu, est-il devenu un héritage encombrant pour les acteurs du patrimoine ?
C’est le cas pour ceux qui ne veulent pas faire face à cette histoire. Les monstres naissent de ce qu’on glisse sous le tapis et qu’on laisse ressurgir. Il faut au contraire affronter collectivement cet héritage, et le penser politiquement. Les objets d’art ne sont pas arrivés par hasard à Paris, Londres ou New York, ils sont le produit d’un passé colonial, de rapports de force entre différents lieux du monde. La réalité «universelle» des grandes collections des musées des capitales européennes et américaines est issue de multiples conquêtes. Cela appelle une responsabilité politique universelle.
Concrètement, comment cette responsabilité peut-elle se traduire ?
Les restitutions d’objets et d’œuvres d’art sont une partie de la solution. Le discours de Ouagadougou d’Emmanuel Macron, en 2017, le rapport Sarr-Savoy sur la restitution du patrimoine culturel africain, et le retour de 26 œuvres béninoises en 2021, sont de réels jalons, qui ouvrent de nouvelles possibilités. Mais si ces «grands coups» sont symptomatiques, ils n’ont pas été suivis d’une politique de réévaluation de l’ensemble des collections en vue d’un retour plus généralisé. Tout ne doit pas forcément repartir, ce n’est d’ailleurs pas une demande. Mais cette option devrait être envisagée, or ce n’est pas encore le cas.
Les musées occidentaux ont des comptes à rendre au-delà des Etats-nations qui les possèdent. Cela pourrait passer par la structuration d’un conseil international interne au musée, avec la présence de professionnels du patrimoine du monde entier, pour repenser le soin et la circulation de chaque objet, au cas par cas. C’est ainsi que je conçois, aujourd’hui, l’ouverture sur l’universel : cette ambition devient une forme de responsabilité se concrétisant par des collaborations internationales pérennes, y compris dans l’ajournement du déploiement des collections permanentes.
N’est-ce pas déjà le cas ?
Il existe déjà des échanges bien sûr. L’exposition «Dakar-Djibouti : contre-enquêtes», qui ouvrira prochainement au quai Branly en est l’un des nombreux exemples. Mais il manque, au-delà de rendez-vous ponctuels et d’une logique du coup par coup, un projet de plus longue haleine. La diversification sociale et territoriale des cadres du patrimoine, qui sont aujourd’hui tous issus du très élitiste INP, l’Institut national du patrimoine, permettrait de prendre en compte d’autres questions, d’autres méthodes, d’autres savoir-faire. Ce serait une autre façon de prêter attention à l’universel.
Cela pourrait-il traduire un renouveau de l’idée de musée universel ?
Un projet de musée fondé sur une démarche de conquête impériale serait bien sûr, aujourd’hui, un signal très négatif, totalement à contre-courant. Mais je ne pense pas non plus que chaque partie du monde doive s’en tenir à l’art qui lui a été donné en héritage naturel ! Ce serait un réel danger. Il y a mille alternatives entre ces deux options. Que de nouveaux musées se créent pour rassembler au-delà des seules cultures locales est tout à fait souhaitable. Mais cela doit s’accompagner à mes yeux d’une coordination sur le plan international pour penser l’extrême asymétrie actuelle des collections, et leur circulation.