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Villa créative: Rencontre

Rocio Berenguer, penser autrement «l’alien»

Poursuivant son travail sur les relations complexes entre le vivant, l’humain et la technologie, la metteuse en scène compose une nouvelle création sur les IA prédictives, qui sera accueillie à la Villa Créative à l’automne.

La performeuse et chorégraphe Rocio Berenguer à Paris, le 22 avril 2025. (Xose Bouzas/Hans Lucas)
Publié le 25/05/2025 à 20h12

A Avignon, la Villa créative propose de confronter les savoirs scientifiques, pédagogiques et artistiques pour créer de nouvelles connaissances. Un événement dont Libération est partenaire.

Dans son atelier de Saint-Mandé, dans le Val-de-Marne, deux cent cinquante petits chiens roses robotiques attendent sans moufter leur future entrée en scène. L’Espagnole Rocio Berenguer, Francilienne d’adoption, explore depuis des années notre rapport à l’altérité numérique. Elle a fondé la compagnie Pulso pour accueillir ses créations pluridisciplinaires, et elle travaille aujourd’hui à un triptyque qui interroge la place croissante des technologies prédictives dans nos vies, de la météo aux sondages, en passant par les «grands modèles de langage» («large langage models», dits LLM) dont l’usage par le grand public a explosé ces dernières années.

Un spectacle de théâtre (Alienus), une conférence («Misunderstandings»), et une installation interactive (Metagotchi) sont attendus ces prochains mois – nul doute que les chiots fuchsia, augmentés pour être commandés à distance, y feront entendre leurs aboiements métalliques.

«Décentrage»

«L’intelligence artificielle est de plus en plus présente, mais elle reste comprise dans un rapport de dominant-dominé. Quelles autres relations peut-on établir avec elle ?» interroge l’artiste. Aujourd’hui, l’IA convoque à la fois le rêve de l’esclave idéal (un nouveau travailleur gratuit, sans droits ni conscience, exploitable à l’envie) et la crainte d’une prise de contrôle sur l’humain, qu’elle soit directe (avec l’hypothèse de la singularité technologique et ses machines qui nous dépassent) ou plus indirecte (avec un impact croissant de l’IA sur nos façons d’agir et de penser).

Pour sortir de ce diptyque guère réjouissant, Rocio Berenguer invite à développer d’autres rapports à l’inconnu. «Les liens que nous tissons, voilà ce qui nous constitue, ce qui nous transforme, ce qui nous donne à penser. Voilà de quoi nous sommes faits : nous sommes des êtres relationnels», plaide la metteuse en scène. Avec son spectacle Homeostasis (2016), elle orchestrait déjà un dialogue surréaliste entre une femme et son ordinateur par le biais de la reconnaissance vocale, pour mieux questionner l’impact de la technologie sur nos corps et sur notre langage. Pour l’installation IAgotchi (2018) elle créait une intelligence artificielle : la machine serait-elle une nouvelle espèce ?

Quant à sa création G5 (2020), elle proposait un sommet international où des représentants des règnes minéral, végétal, animal, de la machine et humain débattaient ensemble pour assurer le futur de la planète. C‘est cette ouverture, ce «décentrage», que poursuit aujourd’hui l’artiste à travers son nouveau triptyque baptisé Alienus. A ses yeux, l’IA est un objet symbolique. «Il permet de penser l’alien, du latin alienus qui signifie ce qui appartient à quelqu’un d’autre, en dehors d’une hiérarchie des êtres et des valeurs»… Un idéal qui met encore le genre humain à dure épreuve.

«Des fantômes qui hantent les algorithmes»

Fin juin, Rocio Berenguer présentera sa conférence «Misunderstandings», premier volet de sa création, avec Matrice, association multitâche (à la fois cabinet de conseil, centre de formation, think tank, incubateur…) dédiée à l’impact social de l’IA. Le projet est parti d’une question posée à ChatGPT, confie l’artiste : «Quel est le scénario du futur le plus probable ?» A l’écran, l’algorithme affiche des réponses ultra-dystopiques. D’un côté, une apocalypse écologique, de l’autre, une technocratie absolue. Pour la metteuse en scène, il y a là mystère à éclaircir. Comment en est-on arrivé à ce point civilisationnel où des machines ayant accès à une masse d’informations jamais égalée proposent un imaginaire aussi réduit ?

Rocio Berenguer, qui défend une écologie «pop et sexy» et entend bien donner corps à des futurs alternatifs joyeux, se lance alors dans une entreprise de démystification de l’IA, et remonte aux origines des machines prédictives pour «exorciser quelques-uns des fantômes qui hantent les algorithmes». Car si on a tendance à l’oublier, les réponses des «chatbots», ces agents conversationnels plus souvent consultés sur le mode du coach de vie que sur celui de l’encyclopédie mondiale, reposent sur la probabilité statistique. Loin, très loin, d’une intelligence compassionnelle ou d’une intuition mystique. La conférence «Misunderstandings», qui se réfère à la philosophie du théologien catalan Ramon Llull (1232-1315) et à la machine arithmétique de Leibniz (1671), rappellera que nous ne sommes pas les premiers à user des technologies pour tenter de deviner demain. Et que le fantasme d’espèce compagne idéale, qu’elle soit faite de chair ou d’acier, ne date pas d’hier.