Les samedi 2 et dimanche 3 mars, le musée du quai Branly-Jacques Chirac organise une nouvelle édition de «L’ethnologie va vous surprendre !» sur le thème du corps. Partenaire de l’événement, «Libération» publie le lundi 26 février un supplément dans le quotidien et un dossier spécial à retrouver sur notre site.
Anthropologue ayant longtemps chaussé les crampons, Julien Clément a concentré ses recherches sur l’expression des différences culturelles et sociales dans les gestes, en orientant ses observations sur le sport en général et le rugby en particulier. Auteur de Cultures physiques. Le rugby de Samoa et coauteur d’un documentaire sur Arte sur le même sujet, il précise son sentiment sur ces joueurs des antipodes qui, depuis les îles les plus isolées de l’Océanie, continuent d’écrire les belles heures de l’ovalie.
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Existe-t-il, de votre point de vue, une «mythologie» des joueurs du Pacifique ?
Oui, elle est ancrée dans les stéréotypes et les clichés nés dans la colonisation du Pacifique. Il s’agit d’une des figures du sauvage, agressif et dur, d’un côté, et «naturel», c’est-à-dire un peu naïf et spontané, de l’autre. C’est intéressant de le mettre en regard de son pendant féminin, la femme polynésienne, la vahiné tahitienne, par exemple, que l’on voit dans de nombreux films, tel les Révoltés du Bounty.
Ces images sont reprises dans la façon dont on dit que ces joueurs jouent «à l’instinct», ou sont «des guerriers», «naturellement» forts. Elles masquent la réalité sociale et culturelle dans laquelle ces joueurs grandissent et acquièrent des caractéristiques physiques et techniques qui les distinguent souvent des autres.
Mais ne pensez-vous pas que l’essor du haut niveau nivelle ces spécificités, notamment depuis que les meilleurs éléments des antipodes s’en viennent, pour des raisons prioritairement économiques, faire carrière en Europe, ou au Japon ?
Non, au sens où le rugby se situe depuis toujours à la confluence du monde occidental et des valeurs polynésiennes. C’est un sport anglais, venu avec la colonisation, donc dès le début, il s’agit d’une rencontre. Il faut également distinguer les joueurs venus de Nouvelle-Zélande, grandis sur place, et ceux arrivant des îles elles-mêmes – nos médias tendant à les assimiler. Il y a des évolutions, mais je crois que les valeurs culturelles sont plus ancrées, et que le sport n’en est qu’une facette. C’est le sport qui est repris par la culture comme une activité investie par des valeurs, comme un facteur de cohésion et de transmission, et non le professionnalisme qui reprend la culture. C’est pourquoi je pense que cela perdure, de manière bien plus profonde qu’on le pense.
Quelle relation, d’une manière générale, ces athlètes, souvent très puissants, entretiennent-ils au corps ?
Il y a une valorisation de la force dans la mesure où les jeunes garçons doivent remplir les travaux physiques de la maison. A la campagne, comme à la ville : porter les affaires lourdes, les sacs de courses, etc. Ni les femmes, ni les hommes plus âgés, ni les chefs, ne le feront. Les joueurs de rugby sont empreints de cette culture. Leur force est valorisée socialement. En outre, ils gagnent leur vie et contribuent à l’économie familiale (au sens large) par le rugby, donc cela ajoute encore à cette dimension. Par ailleurs, des formes de combat existaient dans certains rituels, comme des jeux, ou dans les rivalités entre villages. Le souffle de l’adversaire était en jeu. Cette approche peut s’être inscrite dans les techniques de plaquage au niveau du torse, très valorisé par les rugbymen du Pacifique, qui coupe la respiration et provoque une sensation proche du KO. Mais cette continuité historique est difficile à prouver. Tous ces facteurs se conjuguant dans une relation positive à la puissance.
La foi, chez ces joueurs réputés très croyants, peut-elle se substituer à d’autres critères de préparation sportive, disons plus «rationnels», voire, désormais, scientifiques ?
Pas du tout. Elle s’allie au contraire à la préparation physique, ajoute une dimension supplémentaire dans l’énergie mentale, le courage, l’acceptation de la victoire, ou de la défaite. Elle joue aussi dans les prières communes que l’on voit à la fin de certains matchs, et qui se marient très bien avec la notion de fraternité rugbystique.
Compte tenu de l’évolution du rugby professionnel, comment imaginer qu’un jour une nation du Pacifique puisse enfin tenir un premier rôle ?
Fidji est double champion olympique de rugby à sept, la seule équipe à avoir gagné cette compétition. Samoa était en finale de la dernière Coupe du monde de rugby à treize. A quinze, c’est plus compliqué : le format des compétitions internationales, les règles, les moyens consacrés à la préparation, les entraîneurs, ou la difficulté des joueurs à pouvoir se réunir, sont autant d’éléments défavorables. Mais une équipe comme Fidji prouve qu’une surprise n’est jamais à exclure pour la suite !