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Interview croisée

Sara Després et Claire Hédon : «Ecouter un enfant n’est pas une faveur, c’est un devoir»

L’avocate et la Défenseure des droits dénoncent la dégradation de la protection de l’enfance et les manquements du système judiciaire pour accompagner les mineurs dans leurs démarches.
L'avocate Sara Després (à gauche) et la Défenseure des droits, Claire Hédon (à droite), à Paris, le 4 juin 2025. (Christophe Maout/Libération)
publié le 13 juin 2025 à 17h02

Comment, à 20 ans, penser un futur plus désirable avec légèreté et joie ? Comment avoir confiance en l’avenir sans baisser les bras ? Pour sa deuxième édition, le festival Place à demain s’installe à Paris, au Palais de la Porte Dorée, le samedi 14 juin.

Comment, à 20 ans, penser un futur plus désirable avec légèreté et joie ? Comment avoir confiance en l’avenir sans baisser les bras ? Pour sa deuxième édition, le festival Place à demain s’installe à Paris, au Palais de la Porte Dorée, le samedi 14 juin.

Il y a vingt ans déjà. Le 27 octobre 2005, Zyed Benna, 17 ans et Bouna Traoré, 15 ans, sont électrocutés dans un transformateur EDF. Ils tentaient d’échapper à un contrôle de police. Vingt ans déjà pour ces deux mineurs qui profitaient quelques minutes auparavant de leur entraînement de foot à Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. Depuis, quel rapport la police entretient-elle avec les ados ? Un lien de confiance s’est-il reconstruit ? Leur mort a-t-elle abouti à des changements structurels dans les services de sécurité français ?

En 2005, Sara Després a 9 ans. A sa naissance, elle est confiée avec sa sœur jumelle à l’Aide sociale à l’enfance (ASE), anciennement Direction départementale des affaires sanitaires et sociales. Jusqu’à leur majorité elles sont placées dans une famille d’accueil aimante dans le Cher. Depuis, Sara Després est devenue avocate. Elle a l’accès au droit des enfants chevillé au corps.

Tout comme Claire Hédon, Défenseure des droits. L’ancienne journaliste et ex-présidente du mouvement ATD Quart Monde, porte depuis 2020 cette institution créée en complément de la justice pour celles et ceux qui ont le plus de mal à faire valoir leurs droits. Dans son dernier rapport, elle y dénonce la dégradation de plus en plus préoccupante de la protection de l’enfance, qui porte atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant et à leurs droits fondamentaux. Droits d’avoir une identité, de vivre en famille, à l’éducation, aux loisirs, à une justice adaptée à son âge, à la protection en temps de guerre etc. Autant de droits inscrits dans la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide), adoptée par l’ONU en 1989. Qu’en est-il du respect des droits de l’enfant en France ? Comment sont accompagnés les mineurs devant la justice ?

Peut-on dire que les enfants français sont moins bien protégés que les adultes ?

Sara Després : En France, l’éducation aux droits fondamentaux est un angle mort des programmes scolaires. Or, ce sont des connaissances auxquelles tout citoyen devrait avoir accès : quel que soit son niveau d’étude, son origine géographique ou sociale. Avec mon association Sur les bancs, nous sommes sur le point de monter un accès direct à la justice dans un lycée à Paris. Si les enfants ne viennent pas à nous, allons à leur rencontre comme le fait la culture.

Claire Hédon : C’est pour cette raison qu’on a créé les Jeunes ambassadeurs des droits (JADE). Agés de 16 à 25 ans, ces jeunes en service civique interviennent dans des établissements scolaires, des structures de l’ASE, des associations etc. Malheureusement, nous n’avons que 82 services civiques. Ils ne peuvent pas se déplacer auprès de l’ensemble des jeunes français.

Peut-on dire que les enfants sont discriminés de par leur âge ?

C.H. : Toutes les enquêtes actuelles montrent une augmentation générale des discriminations en France, pas que sur l’âge. La dernière enquête dite de «victimisation» du ministère de l’Intérieur, qui «mesure l’insécurité ressentie et les faits de délinquance dont les individus ont pu être victimes au cours de leur vie», montre qu’entre 2021 et 2022, il y a eu une augmentation de 50 % de ces discriminations. En 2020, 18 % des personnes de 18 à 45 ans disent avoir été victimes de discrimination, contre 14 % en 2008. Selon le quatorzième baromètre sur la perception des discriminations dans l’emploi, que nous avons mené avec l’Organisation internationale du travail (OIT), c’est un jeune sur trois soit 30 % d’entre eux qui disent avoir été victimes de discrimination. C’est plutôt une personne sur cinq en population générale.

Les jeunes sont donc plus discriminés que la population générale…

C.H. : Ce que l’on constate, c’est que les jeunes sont surexposés aux atteintes aux droits et aux discriminations dans l’emploi, mais aussi dans les relations avec les forces de l’ordre. Les contrôles d’identité discriminatoires à l’égard des jeunes persistent. Nous recommandons depuis plusieurs années la traçabilité de ces contrôles, afin de permettre à ces jeunes d’exercer un recours. On a énormément de mal à avancer. Ce constat se retrouve aussi dans la verbalisation. Je suis alertée par des jeunes qui disent être sur verbalisés et endettés jusqu’à 30 000 euros. Je renvoie vers l’enquête «amendes, évictions, contrôles» qu’ont menés deux chercheuses de Sciences Po sur les «indésirables». C’est le terme qui est utilisé par la police nationale dans son référentiel, celui inscrit dans son logiciel de main courante. Le critère est «éviction d’indésirables». Dans les années 1930, ce terme était utilisé pour les juifs de l’Europe de l’Est. Dans les années 1960 pour les Algériens. C’est totalement effrayant. L’une de nos premières batailles est que ce terme soit supprimé du logiciel de la police nationale.

En avril dernier, un rapport de la commission d’enquête parlementaire pointait les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance. A la suite de cette publication, vous avez décidé de déposer une plainte contre la France auprès du Comité des droits de l’enfant de l’ONU et demandé l’ouverture d’une enquête internationale. Sara Després, souhaitez-vous faire condamner la France ?

S.D. : L’objectif de cette plainte est d’aboutir à des recommandations précises émises à l’encontre de la France. Je souhaite mettre la lumière sur le fait que les défaillances structurelles portent atteinte aux droits fondamentaux des enfants et que la France devrait être plus ambitieuse sur les moyens alloués à la protection de l’enfance.

C.H. : Le comité des droits de l’enfant se prononce régulièrement sur le respect des droits de l’enfant par la France. Je pense qu’il a conscience des difficultés françaises. Créer une plainte comme celle de Maître Després, c’est aussi rappeler que lorsque la France signe une convention internationale comme la Cide, elle s’engage. C’est un droit qui est directement applicable. Utiliser le droit et les recours qui existent est utile. Le monde associatif s’empare régulièrement du système juridique pour faire valoir les droits.

Très jeune, vous avez été confrontée à la justice Sara Després. Que vous en reste-t-il ?

S.D. : Je me rappelle, à 8 ou 10 ans, aller au tribunal de Paris alors que j’habitais dans le centre de la France. Je voyais des robes noires partout et je disais à mes parents d’accueil «pourquoi, nous, on n’en a pas ?» Pour un enfant, un palais de justice n’est absolument pas le palais des rêves. Il a envie de fuir. Il en va de même pour les commissariats et les gendarmeries. Avant les audiences répétées presque chaque année, nos parents d’accueil nous préparaient ma sœur jumelle et moi comme un avocat le fait avec ses clients. Mais ce n’est pas le cas de tous les enfants et puis, nos parents n’avaient pas le droit de pénétrer dans le cabinet des juges des enfants. On était donc seules. Nous étions uniquement accompagnées par nos éducateurs qui n’étaient pas de notre côté.

La présence d’un avocat n’est-elle pas obligatoire dans les procédures de l’ASE ?

S.D. : La loi Taquet a inscrit la faculté pour le juge des enfants de désigner un avocat pour représenter et défendre les intérêts de l’enfant. Toutefois, la présence d’un avocat n’est pas systématique, puisque le budget du ministère de la Justice est limité. L’aide juridictionnelle représente un coût significatif.

Vous auriez un cas concret ?

C.H. : On a été très frappé du cas d’une jeune de 12 ans accusée de harcèlement, et qui a été entendue au commissariat. Le policier lui demande si elle a un avocat. La réponse est non. Le policier lui propose d’avoir un avocat commis d’office. Sans explication. Mais la jeune fille, de façon assez prévisible, ne sait pas ce qu’est un avocat commis d’office ! Elle a été entendue sans un adulte, sans ses parents, sans avocat, alors qu’elle était mise en cause. Ce n’est absolument pas normal.

S’il n’y a pas d’avocat, il y a tout de même des professionnels de la justice, de l’éducation, de l’assistance sociale qui travaillent au quotidien avec les enfants.

C.H. : Ce qui me marque le plus en ce moment, dans les histoires de harcèlement scolaire ou de violence éducative auxquelles nous sommes beaucoup confrontés, c’est le manque d’écoute : l’enfant veut parler, mais il n’est pas entendu. Ses parents non plus et les autres élèves ne sont même pas interrogés.

S.D. : Je regardais le projet d’observation général du comité des droits de l’enfant ouvert en 2024 et qui va se clôturer en juin 2025. Il y a trois entraves essentiellement qui sont dessinées autour de l’accès à la justice des mineurs : le fait d’être considéré comme incapable, le fait d’être dépendant des adultes et le troisième est de manquer de connaissances pour faire valoir ses droits.

Pourtant, depuis plusieurs années, les enfants sont incités à prendre la parole. Une fois la parole récoltée, que se passe-t-il ?

C.H. : Ecouter un enfant, c’est aussi prendre en compte sa parole. Là-dessus, l’article 12 de la Cide dit qu’écouter un enfant n’est pas une faveur, mais un devoir. Pourtant, ce droit reste l’un des plus difficiles à rendre effectif. En 2017, nous avions mené une enquête en demandant aux adultes de citer les droits des enfants, le droit d’être entendu a seulement été cité par 2 % des interrogés.

S.D. : Pour beaucoup, l’enfant est un infans, une personne non discernante, qui ne parle pas. Tant qu’on ne sort pas entièrement de ce paradigme intellectuel, on n’arrivera pas à considérer comme pleinement audible la parole de l’enfant.

La France est-elle en retard ?

S.D. : Il n’y a qu’une seule mention de l’enfant dans le bloc constitutionnel français, dans le préambule de 1946. Une seule.

C.H. : La Finlande, la Belgique, l’Autriche, l’Irlande ont inscrit ce droit d’être entendu dans la Constitution. En France, j’ai l’impression qu’on a plus de mal à aller dans cette direction. En tant que Défenseure des droits, je peux être saisie gratuitement par des mineurs sans l’accord d’aucun adulte, pas même celui des parents. On peut nous saisir par tous les moyens : le site internet, nos délégués, par téléphone, par courrier non timbré. On fait aussi un travail en continu de clarification. On a énormément amélioré le formulaire de saisine pour qu’il soit plus accessible, et évidemment pour les enfants. En réalité, peu d’enfants nous saisissent directement. On reste mal connu du grand public, particulièrement d’un public qui aurait besoin de nous.

Par ailleurs, pour chacun de nos rapports annuels sur les enfants, nous organisons la consultation nationale auprès de plus de 3 000 enfants. Dans les rapports, vous voyez les préconisations des enfants et les nôtres. Je suis convaincue que nos rapports ne seraient pas les mêmes si on ne consultait pas les premiers concernés. Mais tant qu’on n’a pas cette conviction-là, on ne fait pas bouger les choses.