Menu
Libération
Forum

Sécurité globale et «solidarité égoïste»

Monde solidaire : l'extrême urgencedossier
Face à l’insécurité d’un monde unifié et interdépendant, Bertrand Badie, professeur à Sciences-Po, interroge le cynisme des pays riches et le glissement d’une politique de solidarité dite «caritative» vers une solidarité purement «rationnelle».
(Laurent Carré/Libération)
par Bertrand Badie, professeur émérite des universités à Sciences Po Paris
publié le 16 mars 2022 à 18h03

Le 22 mars 2022, Libération et l’ONG ONE organisent une journée spéciale pour interpeller les candidats à la présidentielle sur le retour de l’extrême pauvreté partout sur la planète et ses conséquences sur les grands défis qui nous attendent. Au programme : réchauffement climatique, poids de la dette, aide publique au développement, sécurité alimentaire… Rendez-vous au Théâtre du Rond-Point dès 9 heures. Un cahier spécial de 20 pages accompagnera cet événement, dans l’édition de Libération du 22 mars. Retrouvez dans ce dossier ces articles.

Nous avons changé de monde, sans vraiment nous en apercevoir. Pendant des siècles, l’Europe a vécu dans un univers ciselé par l’idée de sécurité nationale : la menace était celle que le voisin faisait peser sur chaque Etat de la planète. La récente invasion de l’Ukraine par la Russie montre que le schéma reste vivace, mais il s’inscrit dans un contexte qui lui donne déjà un sens plus complexe. Sous la pression d’une mondialisation qu’on peut aménager, mais qu’on ne saurait abolir, une insécurité inédite menace l’humanité de façon encore plus effrayante : la crise du Covid dont on ne parvient même plus à chiffrer la létalité rejoint les catastrophes liées au changement climatique dont l’OMS nous apprend qu’elles font plus de 8 millions de morts par an, tandis que l’insécurité alimentaire tue près de 10 millions d’humains chaque année…

Cette insécurité nouvelle, latente hier, est devenue une propriété active du système monde. Elle n’est pas le fait d’une stratégie malveillante, d’un ennemi embusqué, d’un désir de conquête. Elle appartient entièrement au jeu systémique, elle résulte de l’unification de la planète et des effets interactifs puissants qui s’insèrent dans l’aménagement économique, social, technologique de notre monde. Hier marginale et faiblement visible, elle devient aujourd’hui ostensible, consciente, source d’angoisse et de ressentiment, souvent de haine à l’encontre du plus riche, du mieux protégé, du privilégié. Dans un monde unifié et où tout le monde voit tout le monde, les écarts qui s’affirment et les douleurs qui se manifestent deviennent une vraie cause d’humiliation.

Des guerres entretenues par la souffrance sociale

Pour toutes ces raisons, l’insécurité globale tue deux fois : par son effet létal direct que nous avons quantifié, mais aussi parce qu’elle fait système, ouvrant à des interactions en chaîne, se nourrissant les unes les autres et surtout alimentant la plupart des conflits contemporains. Que près d’un milliard d’humains soient dans une situation d’extrême pauvreté (moins de 1,9$ par jour), que près de la moitié de la population mondiale (3,4 milliards de personnes) soit en difficulté sociale chronique, suggère déjà des tensions sociales énormes dans un monde globalisé. Mais que dire de l’effet agrégé de toutes ces insécurités ? La sous-alimentation au Sahel est le nerf de la guerre, habilement exploité par les entrepreneurs de violence qui en font un argument, un instrument d’échange et un moyen de contrôle. Quand la désertification y gagne 10 cm par heure, on comprend comment ces guerres sont réellement systémiques, entretenues par une souffrance sociale attisée par la précarité et plaçant leurs victimes en situation de rivalité de plus en plus violente pour contrôler quelques ressources rares.

Face à cela, le canon ne peut rien, même au contraire. Dans ce jeu nouveau, ce que perd l’autre à terme ne le gagne pas. La souffrance du démuni devient une menace pour le nanti : la solidarité n’est plus caritative tant elle s’impose comme rationnelle. En faisant mienne la cause du souffrant, j’achète la paix de demain dont je bénéficierai : la solidarité devient un bon calcul, presque égoïste. L’argument pourra-t-il convaincre les gouvernements tout à la dévotion de leur sacro-saint intérêt national ?