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Libération
Le Parlement des liens : tribune

Sommes-nous capables de créer de nouvelles fictions?

La journée Libé du Parlement des Liensdossier
Comment réinventer nos manières de voir, de penser et d’agir ? Et bâtir un nouvel art de vivre en société, un «imaginaire révolutionnaire» ? Une tribune de Sophie Wahnich, historienne et directrice de recherche au CNRS.
Une affiche du Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) dans le métro parisien, au printemps dernier. (DR)
par Sophie Wahnich, directrice de recherche, Pacte-CNRS, Steep Inria Grenoble
publié le 4 octobre 2022 à 16h30
Avec quels mots répondre aux grands défis de notre temps ? Pour y répondre, trois jours de débats à Uzès (Gard), du 14 au 16 octobre 2022, organisés par Le Parlement des Liens et Libération.

Cet automne, j’ai découvert une affiche du Giec (1). On y voit un hamburger où le petit pain est un morceau de la planète Terre. Une métaphore simple pour dire que nous dévorons notre planète, non seulement en mangeant des hamburgers mais aussi en refusant de reconnaître l’ensemble des limites planétaires.

Nous vivions sur la fiction qui fascinait Marx dans le Manifeste du Parti communiste : le capital peut toujours extraire davantage de matières premières et de travail vivant pour augmenter sa puissance et faire croître l’abondance. Mais le récit marxiste a été amputé, car face aux crises de surproduction ou de main-d’œuvre révoltée, Marx annonçait que la «concentration des populations» en «classes nationales», la négation des pouvoirs locaux, «la conquête de nouveaux marchés» préparaient «des crises plus générales et plus formidables» et diminuait «les moyens de les prévenir».

Nous y sommes.

Alors que faire ? Recommencer. Mais recommencer, ce n’est pas répéter, c’est réinventer. Réinventer le savoir et le pouvoir politique. Le travail pourrait en être vraiment transformé et notre art de vivre en société aussi.

Réinventer le savoir, c’est comprendre que nous ne vivons pas une crise mais une situation globale et systémique, et qu’il faut pour bifurquer introduire dans nos raisonnements ce que les Meadows nous avaient apporté avec leur modèle World 3 en 1972 : non pas une prédiction mais une conscience aiguë des boucles de rétroaction, tout ce que nous faisons à la matière fait retour sur la matière et sur le vivant en produisant des effets d’interdépendance de plus en plus structurels. Ce qui contrôle l’évolution globale, c’est la structure des boucles de rétroaction. C’est cela qu’il faut urgemment étudier et comprendre pour agir sur ces boucles qui sont aussi des boucles du temps.

L’impasse capitaliste

Politiquement, nous ne pourrons bifurquer avec l’imaginaire des dominos nationaux. Ce n’est pas pays après pays ou région après région que quelque chose peut advenir, mais en se mettant d’accord sur une stratégie globale, lucide et exigeante. Il faudrait pour cela inventer des institutions centrales plus performantes que la COP, et les relier à de nouvelles institutions locales sur le modèle de Castoriadis. Le central pour faire bifurquer les processus de répartition et d’usage des ressources de manière à décarboner et à ne plus dépenser une planète et demie par année civile mais bien une seule, et tenter d’obtenir des boucles de rétroaction bénéfiques. Qu’est-ce à dire ? Que les banques centrales, par exemple, ne devraient plus avoir pour objectif premier la stabilité des prix mais la préservation de l’environnement, des banques centrales fédérées (si elles restent nationales par souci de contrôle démocratique) dans cet objectif de sauvetage de la planète et de tout ce qui y vit, respire et rêve.

Cette sortie de l’imaginaire de l’impuissance doit cependant être consolidée par un pouvoir local d’organisation. Car sortir de la société consumériste des «purs individus», voulue d’abord par Reagan et Thatcher et, maintenant, tous ceux qu’on appelle néolibéraux, suppose de réapprendre à s’organiser comme noyaux sociaux autonomes sur le plan des décisions locales, dans l’intelligence de l’expérience et des rapports sensibles, en négociation avec tout le vivant. Il faut ainsi un imaginaire d’alliances entre toutes sortes d’intelligences politiques, celle de la grande bifurcation qui nous ferait sortir de l’impasse capitaliste, celle de toutes nos petites bifurcations qui nous feront inventer un nouvel art de vivre démocratiquement en société dans la conscience du commun. Peut-être que cela s’appelle aujourd’hui un «imaginaire révolutionnaire».

(1) La campagne d’affichage, lancée par le collectif étudiant Pour un réveil écologique, visait à faire connaître le dernier rapport du Giec.