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Libération
Les temps des villes et des territoires: analyse

Sous nos pieds, un vide juridique à combler

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Contrairement à l’air ou l’eau, le sol, qui fournit des services écosystémiques vitaux, est peu protégé par le droit. A Tours, des chercheurs tentent d’y remédier.
Thibault B., responsable de la filière du riz pour une entreprise rizicole de Camargue, dans les rizières près du village du Sambuc, près d'Arles, le 14 juin 2022. (Mathias Benguigui/Grande Commande BNF )
publié le 23 novembre 2023 à 13h43
(mis à jour le 28 novembre 2023 à 17h28)

C’est, dans le combat à mener pour préserver la biodiversité, un paradoxe comme seuls les humains sont capables d’en produire : aujourd’hui, l’espace naturel le moins protégé juridiquement et le plus négligé par les politiques publiques se trouve… juste sous nos pieds. «A l’inverse de l’eau ou de l’air, qui font l’objet de normes de qualité et de protection, le sol en tant que compartiment écologique est un grand impensé du droit», témoigne Camille Dreveau, enseignante-chercheuse en droit privé et codirectrice, avec deux collègues de l’université de Tours, d’une vaste recherche lancée ce mois de novembre et durant trois ans.

Certes, le sol apparaît bien dans les textes, mais «dans son acception de surface et non de substrat». Quant à sa protection, «elle n’est envisagée à chaque fois que de manière indirecte : le droit d’urbanisme l’aborde sous l’angle de la consommation d’espace naturel, le code de l’environnement sous celui des risques pour l’humain [sécheresse, pollution, inondation, ndlr], le code civil comme un droit de propriété ou un support d’activité».

L’importance de ce vivant que nous foulons sans le voir est pourtant bien documentée. En sus d’assurer 95% de notre alimentation, le sol fournit des services écosystémiques décisifs : il abrite 25% de la biodiversité terrestre, stocke des quantités faramineuses de carbone, régule le cycle de l’eau, etc. Des fonctions vitales qui sont en péril : une analyse de 2020 a ainsi montré que 60% à 70% des sols de l’Union européenne sont en mauvaise santé. Mais rien n’y fait. Loin des yeux loin du cœur, les sols, éternels oubliés, continuent de passer sous les radars.

La prise de conscience progresse

Ce désert juridique n’est pas surprenant. «Les résistances à la normalisation sont proportionnelles aux enjeux, souligne Damien Thierry, chercheur en droit de l’environnement et codirecteur de l’étude. On touche ici à la propriété privée, à l’accès au foncier et à des enjeux financiers colossaux pour des secteurs tels que l’immobilier ou l’agriculture intensive.» Signe qui ne trompe pas, «les tentatives du Parlement européen ont, à chaque fois, été bloquées par les Etats membres». En 2008, la France elle-même torpillait une «Directive sols» censée protéger les sols contre l’érosion et la pollution.

Reste que la prise de conscience progresse. «Le droit des sols a longtemps été un sujet de niche porté par une poignée de pionniers, comme le publiciste Philippe Billet, auteur d’une thèse dès 1994, explique Corinne Manson, maître de conférences en droit public et qui complète la direction de l’équipe tourangelle. Mais depuis la loi “climat et résilience” de 2021, qui mentionne pour la première fois les fonctions écologiques des sols, on assiste à une montée en puissance.» La thématique commence même à toucher, certes très exceptionnellement, certains territoires.

La métropole de Limoges, par exemple, a lancé le développement expérimental d’une «Trame brune». Celle-ci consiste, à l’instar des Trames vertes (milieux naturels et semi-naturels terrestres) et bleues (milieux aquatiques et humides), à penser des réservoirs de biodiversité et des corridors écologiques fondés sur les sols, et à infléchir l’aménagement selon cette nouvelle cartographie.

Mesures incitatives

Le plus dur ne fait toutefois que commencer tant la protection des sols soulève de questions, passionnantes mais ardues. Avec quels indicateurs mesurer la qualité d’un sol ? Les services rendus par un sol sont-ils l’attribut du propriétaire ou un bien commun ? Quid du statut particulier de la terre meuble, une fois excavée ? Et pour bâtir ces corridors souterrains, les frontières de la propriété privée en surface doivent-elles s’adapter ? C’est en réunissant écologues, géographes, archéologues ou encore aménageurs que l’équipe de l’université de Tours espère trouver des réponses. «Notre objectif est double : dégager des critères de qualité et déterminer les outils juridiques mobilisables – ou à inventer – pour leur protection», souligne Corinne Manson.

Parmi les pistes qui seront étudiées, il y a d’abord des mesures incitatives, comme la création d’une certification de performance des sols, inspirée du diagnostic de performance énergétique dans l’habitat. «Un moyen, explique Corinne Manson, d’inciter les agriculteurs à la préservation des terres agricoles, dont la qualité influencerait la valeur.» Il faudra, pour cela, bâtir en amont «un gradient de qualité». Autre option : les labels et chartes de bonnes pratiques au niveau local, dont l’efficacité restera cependant à tester.

Côté contraintes, l’introduction de la «Trame brune» dans les plans locaux d’urbanisme serait forcément une grande avancée. En droit privé, faire évoluer les jurisprudences sur les frontières de la propriété permettrait de préserver la dite Trame. «Il y a beaucoup de brèches possibles», résume Camille Dreveau. Charge aux élus, désormais, d’aider à les creuser.