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Alimentation solidaire : reportage

Sur la côte normande, le combat sans fin pour une pêche durable

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Dans la baie de Seine, la Saint-Jacques fait vivre de nombreux pêcheurs. Le fruit d’un long travail de préservation de la ressource qui a été mené non sans heurts.
«En vingt-cinq ans de pêche, on a perdu la moitié de nos prises», déplore le pêcheur normand Philippe Calone. (Anais Boileau/Libération)
par Anne-Laure Pineau, Envoyée spéciale à Port-en-Bessin (Calvados)
publié le 24 février 2024 à 19h32

A l’entrée de Port-en-Bessin (Calvados), ce matin de janvier, une pancarte «Les éoliennes ne doivent pas remplacer les pêcheurs» fait face l’inscription «Pêcheurs en colère», taguée sur la route en lettres majuscules. C’est jour de blocage sur les autoroutes pour les agriculteurs en colère, mais dans l’avant-port des soupirs y font écho. Pourtant, les navires de pêche sont là, en nombre. Sur les quais on s’active, on embarque de la glace, de longues bonbonnes de gaz, on nettoie les dragues. Dans les noms qui ont été donnés aux chalutiers – Persévérance, Confiance II, Bel Espoir, Victoire ou Always Lost in the Sea – flotte l’idée que ce n’est pas rose tous les jours pour les artisans des mers.

Depuis le quai, Philippe Calone contemple le toit de son fileyeur, le Surcouf, amarré le long de la criée depuis plusieurs jours. Le patron est en arrêt de travail – une sciatique très handicapante – mais en cette période de revendication des petits producteurs, il hante les couloirs de l’Organisation des pêcheurs normands (OPN), qui siège non loin de la criée. C’est auprès de son père et son grand-père, pêcheurs méditerranéens, que ce passionné a appris le métier. Venu en Normandie pour ses études, il y a jeté l’ancre et acheté son bateau. Depuis de longues années, il traîne ses petits filets et ses lignes entre Port-en-Bessin et Deauville. La Manche Est, sa zone de pêche, est l’une des plus poissonneuses d’Europe, avec le nord de l’Ecosse. Malgré cela, ses prises se font chaque année de plus en plus maigres. Les lieus et cabillauds montent vers la mer du Nord, les harengs ont disparu. Des dorades royales, habituées à la Méditerranée, s’aventurent ici avec l’eau qui se réchauffe de plus en plus, mais il n’a pas le droit de les pêcher.

«Ça ne rapporte plus rien»

«Maintenant, il n’y a plus que des sardines et des maquereaux près des côtes et en perdant ces poissons, on perd aussi les prédateurs. On a très peu de morue à cause de la pêche électrique au large, peu de soles car on pêche trop de juvéniles. Le carrelet, j’en attrape dix fois moins que quand j’ai commencé, détaille-t-il. En vingt-cinq ans de pêche, on a perdu la moitié de nos prises. Et malgré la mise en place de quotas, sur le bar et le lieu jaune par exemple, ça ne revient pas. On est envahis par les araignées ; en Bretagne, c’est le poulpe…»

Selon Philippe Calone, cet effondrement de l’écosystème – conjugaison du réchauffement climatique et des activités humaines – mène à la perte des petits métiers de la pêche : «Ceux qui faisaient du casier à seiche, les ligneurs, les bulotiers… Il y en a de moins en moins car ça ne rapporte plus rien.» Ces dernières années, le pêcheur s’est ouvertement opposé à l’activité de certains superchalutiers étrangers pratiquant sans réel contrôle des méthodes agressives. En février 2023, il s’est associé à l’association Bloom pour porter plainte contre un pêcheur belge qui avait été filmé au Havre débarquant sa marchandise (du bar, interdit à cette période de l’année) sans la peser. Une procédure obligatoire pour que les quotas soient respectés. L’installation d’un parc éolien à 10 kilomètres des côtes et le creusement d’une «chatière» (un chenal protégé) à l’embouchure de la Seine sur une zone de nurserie de soles et d’aloses sont selon lui de très mauvais signes pour la biodiversité comme pour l’avenir des pêcheurs.

Au-dessus du Comptoir de la mer, les fenêtres de l’OPN donnent sur le bassin. La coopérative représente principalement les plus gros navires de la Manche Est, mais sa direction constate que certains petits bateaux jettent l’éponge, pendant que des jeunes attendent d’obtenir une licence de pêche. «L’anxiété domine», souligne le directeur de l’OPN, Manuel Evrard. Dans les couloirs, on se félicite d’une chose : «La coquille.» «La majorité des revenus de la pêche en Manche Est, viennent de la Saint-Jacques», soutient l’adjoint à la direction, Raphaël Sauvé. Le plus gros gisement d’Europe de Saint-Jacques se trouve en effet à l’embouchure de la Seine et pour sauvegarder ce patrimoine naturel, une véritable politique a été menée sur de longues années entre les acteurs publics, associations environnementales et collectifs de pêcheurs pour la préservation des zones de pêche. La jachère, la diminution du temps de pêche, les quotas et l’augmentation de la taille des animaux capturés ont permis de passer de 17 000 tonnes pêchées en 2011 à 85 000 en 2022, selon le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie.

«Certaines espèces locales abondantes sont boudées par les clients»

Si les pêcheurs normands vivent de leur métier, ils sont malgré tout les premiers touchés par l’inflation. «Pour les consommateurs, les produits de la mer restent chers et sont les premiers à être sacrifiés, car les prix ne reflètent pas la saisonnalité des produits. Ils paient 50 à 60 euros le kilo de Saint-Jacques, qu’on la vende 31 ou 35 euros à la criée, souligne Raphaël Sauvé. Le consommateur doit être conscient du prix de ce qu’il achète et doit aussi apprendre à sortir du cabillaud et du saumon et consommer des espèces de saison, de la région et en circuit court car les pêcheurs subissent de plein fouet la politique de la marge.»

Si de nombreux pêcheurs sur les côtes proposent de la vente directe, des solutions existent pour celles et ceux qui vivent dans les terres. Poiscaille, Pleine Mer, Mangeons local, Pour de bon, réseaux d’Amap, il est aujourd’hui possible d’acheter responsable et au juste prix des produits de la mer. Raphaël Sauvé rêve que les cuisines collectives et les cantines scolaires s’emparent des stocks de roussette, délicieux poisson boudé des particuliers. Pour ce qui est des esprits, l’éducation populaire doit aussi passer par l’assiette.

«Pour que l’on garde le peu de bulots qu’il nous reste, il faut que les consommateurs arrêtent de demander des petits !» souligne Philippe Calone qui est passé par Poiscaille pour vendre ses produits et faire passer le message : «Certaines espèces locales abondantes sont boudées par les clients alors qu’un grondin au four, une vieille en bouillabaisse, c’est délicieux. Le flet, c’est un poisson pas très beau, je l’ai fait goûter à un restaurateur de la côte… il m’a acheté tout le stock.»