Jordan, Lyam, Hamza. Ils jouent des coudes, parlent avec les poings, fument clope sur clope. Ce sont des ados paumés. Familles décomposées, parents violents, violeurs, alcooliques, qui les ont laissés, délaissés, abandonnés, qui n’en pouvaient plus, qui ne peuvent toujours pas. Alors voilà, eux, les gamins, ils ont 16 ans et disent, de toute façon, «ma vie, elle est foutue».
Rozenn Le Berre les a rencontrés, sans aucun doute, tant elle les décrit avec justesse. Et elle se lance avec eux dans une aventure à travers le massif de la Vanoise. «Nous nous apprêtons à partir pour sept jours en montagne, sans aucune redescente dans la vallée. […] Notre quotidien tiendra en deux actions : marcher sur les sentiers et atteindre chaque jour un refuge pour y passer la nuit. Une fois lancés, nous n’aurons plus le choix. Il faudra, chaque jour, marcher suffisamment pour rejoindre le refuge, sous peine de passer la nuit dehors, seuls et glacés, ce qui évidemment n’est pas une option.»
«Cri du ventre»
Il faut avoir de la patience, lorsqu’on encadre des mômes comme ceux-là. Prêts à bondir, lancer une louche de soupe brûlante sur le premier qui passe par là, se taper les poings contre les murs, et cela jusqu’au sang. Il faut aussi de l’empathie, du courage et tout le reste, pour croire qu’on va réussir à quelque chose, à faire avancer la machine, à faire en sorte que tout aille un peu mieux. «Là, c’est trop tard. Il ne s’agit plus d’être attentif ; il s’agit de poursuivre Logan à travers la pièce avant qu’il n’attrape Rafaël à mains nues, qu’il enfonce ses doigts aux ongles rongés dans la peau de son cou. […] Logan tambourine. La peau fine se déchire sur ses phalanges, à l’endroit où saillent les os. Des stries rouges apparaissent. Il crie, un cri du ventre, sauvage, un cri contre lequel on ne peut rien, rauque, sans larmes. Rien qu’au son, on perçoit combien ce cri racle la gorge sur son passage. […] Le cri s’atténue. Il se transforme en plainte. Les hoquets apparaissent et, d’un coup, ce n’est plus qu’une profonde tristesse qui s’est invitée dans ce corps. Son ventre se tord sous les spasmes. Logan baisse les armes. “Tu connais pas ma vie putain, tu sais rien, fils de pute, tu ne me connais pas, tu connais pas ma vie, tu sais rien.”»
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Ils vont ainsi apprendre, ensemble, à grimper la montagne, à fournir un effort qui parfois les dépasse, à tituber, tomber, se relever, reprendre, arriver au refuge rincés, faire sécher leurs effets, boire la soupe, et surtout se coucher, dormir. «Une pause s’offre à nous avant l’ascension finale. Nous apercevons déjà le refuge, tout en haut, nos yeux se réduisent en fentes quand on le regarde, le soleil est juste là, le refuge littéralement dans le soleil, un triangle noir dans la lumière. Posés sur les premiers remous de roches qui bientôt se dressent, cherchant la verticale pour bâtir le mythique sommet de la dent Parrachée, un sommet parsemé de glaciers d’un blanc presque fluorescent que viennent sectionner des arêtes d’ardoise. Certains alpinistes s’y risquent, encordés et crampons aux pieds.»
«Mémoire des mépris»
Et puis, il y a les ateliers d’écriture qui permettent de dire, un peu, ce qu’ils ont sur le cœur, avec des mots simples et fragiles, qui font mouche à chaque fois. «Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté qui m’est venu, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.» Cet exergue choisi par Rozenn le Berre est signé d’Annie Ernaux. Il dit tout de l’ouvrage.