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Libération
Climat Libé Tour : reportage

Sur les terrains postglaciaires des Alpes où renaît la vie : «C’est une île déserte, on est Darwin !»

Climat Libé Tourdossier
Avec le réchauffement climatique, les glaciers rabotés révèlent une nouvelle vie sauvage. Une manne pour les scientifiques-observateurs que «Libération» a accompagnés.
(Nicolas Ridou/Liberation)
par François Carrel, Envoyé spécial à Bourg-Saint-Maurice (Savoie)
publié le 2 octobre 2024 à 23h19

En 2024, Libé explore la thématique de la transition écologique lors d’une série de rendez-vous gratuits et grand public. Objectif : trouver des solutions au plus près des territoires. Troisième étape de notre seconde édition : Grenoble, les 4 et 5 octobre. Un événement réalisé en partenariat avec la métropole de Grenoble et avec le soutien du Crédit coopératif, le groupe Vyv, l’Agence de la transition écologique (Ademe), la Fondation Jean-Jaurès, Oxfam, Greenpeace, le magazine Pioche ! et Vert le média.

Voilà deux heures que Jean-Baptiste Bosson remonte le haut vallon des Rousses, slalomant entre les myrtilliers chargés de fruits bleus. Le gras alpage des Veys, loin en dessous, royaume des tarines, vaches dont le lait donne le beaufort, n’est plus visible. Ici, le terrain a été façonné, été après été, par les moutons. «Ces sols vieux de 11 000 ans ont été profondément transformés par la civilisation pastorale alpine», explique le glaciologue. Soudain, à 2 800 mètres d’altitude, un vallon suspendu se révèle. Une zone postglaciaire !

Au fond, un petit lac, des névés, là, une timide végétation, ici, une mare, plus haut des champs de blocs clairs, sur lesquels aucun lichen n’a encore poussé. Jean-Baptiste Bosson jubile : «On bascule en zone non domestiquée, dans un écosystème parmi les plus sauvages et les plus récents des Alpes !» De son œil de géomorphologue, il scanne la zone : «Ici, en 1850, il devait y avoir plus de 40 mètres d’épaisseur de glace ; un glacier de 300 mètres de long sur 500 de large. Il a totalement disparu au début des années 1980.»

«Chaque zone est une aventure»

L’écologue Chloé Chabert dégaine son carnet, sa loupe et son filet à papillons. Sa mission : répertorier les espèces végétales et animales sur une série de secteurs que le scientifique géolocalise au GPS. Le glacier disparu a tout raboté : les sols sont ténus, sableux, argileux. «Chaque zone est une aventure, confie la naturaliste. Il y a l’excitation de la découverte : j’ai fouillé les archives, il n’y a pas la moindre trace de ce site.» Jean-Baptiste Bosson se marre : «C’est une île déserte, on est Darwin !» Plus sérieux, il poursuit : «On fait une photographie large du site, avec un rôle d’alerte. Certaines des espèces pionnières sont très communes, d’autres sont protégées, et nous sommes même tombés, il y a peu, sur des papillons très rarement observés dans les Alpes.»

Chloé Chabert ratisse, observe, note. La beauté est partout : saxifrage, myosotis, délicate linaria alpina mauve et orange, androsace alpina – protégée –, campanule… Sans oublier l’étonnant silène acaule, qui pousse sur lui-même. Juste au-dessus, sur une crête, deux bouquetins immobiles, comme statufiés, observent les chercheurs ; un aigle royal vient tournoyer. Deux espèces protégées. «C’est fou de pouvoir observer un écosystème en train de se développer, à l’abri de l’homme», souffle l’écologue. Vite dit : derrière un caillou, une boîte de sardine vide, récemment abandonnée. Chasseur ? Randonneur ? Jean-Baptiste Bosson grimace : «Sapiens ne tarde jamais à laisser sa trace…»

Cette journée de terrain, c’est le quotidien du programme Ice and Life, coordonné par l’association Marge sauvage créée par Bosson et développé avec l’université Savoie Mont-Blanc, le Conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie et des laboratoires suisses. Une dizaine de chercheurs sont en train de répertorier et d’étudier tous les terrains postglaciaires des Alpes. La tâche est immense : 65 % des surfaces glaciaires de la fin du XIXe siècle ont déjà disparu, laminées par le réchauffement climatique. Pour la France seule, cela représente 900 zones, couvrant plus de 400 km². «Le défi d’Ice and Life, c’est d’observer et de raconter ces marges sauvages pour mieux les connaître et les préserver… voire les sanctuariser. Mais ça, ça fait peur à tout le monde !»

Trouver «un consensus» de préservation de ces espaces

Bourg-Saint-Maurice, géré par une municipalité citoyenne à la fibre écolo, a pourtant décidé de s’engager avec Marge sauvage, grâce au soutien financier du programme Erable du ministère de la Transition écologique. La commune de la Haute-Tarentaise n’a plus que trois glaciers. Deux sont condamnés dès la prochaine décennie. «Ces glaciers qui fondent, ça nous prend aux tripes, lâche Guillaume Desrues, le maire. Nous devons les protéger, comme nous devons prendre soin des marges libérées qui sont une richesse absolue.»

Le premier glacier, celui du Varet, est perché sous l’aiguille Rouge, tout en haut du domaine skiable de la station des Arcs. Il est parcouru par une piste de ski qui nécessite, pour faire face au retrait glaciaire, de lourds travaux d’aménagement : «Avec tous les acteurs, nous sommes arrivés à une décision unanime : on ne va pas continuer à s’acharner. Des pelleteuses sur un glacier moribond, ça n’a plus de sens», expose le maire. Dès l’hiver 2027-2028, le téléphérique de l’aiguille Rouge, doté d’un espace d’information sur les glaciers, ne donnera plus accès qu’à une zone de ski libre, non aménagée, réservée aux experts.

A l’autre bout de la commune, loin de la station, le glacier des Lanchettes et celui des Glaciers, ainsi que leurs marges postglaciaires, font l’objet d’une concertation. C’est une zone courue par les alpinistes et les randonneurs, les futures pelouses pourraient intéresser les producteurs de Beaufort… «Nous devons arriver à un consensus sur les modalités de gestion et de préservation de ces espaces, trouver le bon curseur», résume Guillaume Desrues. Le résultat de cette opération pilote devrait être annoncé lors du premier festival national des glaciers, organisé par Marge sauvage sur la commune en mars prochain : «Ce sera un moment de fête, de célébration de ces glaciers qui sont le premier émerveillement de nos enfants», promet Jean-Baptiste Bosson.