Vingt-et-un sommets de plus de 8 000 mètres ! Quinze Everest (le dernier il y a deux semaines)… Sans jamais chercher l’exploit ni les records. Aujourd’hui, Tendi Sherpa fait partie de l’élite des guides népalais, plus préoccupé de l’avenir des montagnes et de ses peuples que de la performance. Et il ne mâche pas ses mots sur certains prétendants aux plus hautes cimes, qui font parfois – souvent – prendre des risques à leurs accompagnateurs ou compagnons. Dans son livre entretien (1), il dénonce ainsi pêle-mêle la surfréquentation, le business et le dédain de ces «aventuriers de paille» – qui n’ont parfois jamais chaussé de crampons et désirent juste inscrire la «montagne sacrée» sur une ligne de leur CV. Fin mai, on fêtera les soixante-dix ans de la première ascension de l’Everest, l’exploit de Sir Edmund Hillary et Tensing Norgay. Rencontre avec un de leurs dignes héritiers.
Comment sélectionnez-vous vos clients ?
J’essaie de mesurer leurs capacités. Tu vois leur forme physique, si c’est dangereux de les emmener. Depuis le début de mon activité, je choisis les clients expérimentés, qui sont prêts pour cette tentative de haute montagne. On voit tellement de monde qui n’a rien à faire là-haut… Avec moi, ils font des quatre mille [sommet de 4 000 mètres, ndlr] pour l’acclimatation, puis on redescend. Et on recommence… Ensuite, on enchaîne avec un six mille, moins exposé à l’avalanche et à la chute de rochers. Je peux corriger beaucoup de choses chez eux. J’observe leur technique. Les gens veulent souvent se dépêcher, alors qu’il est important de rester plusieurs jours au camp de base, à s’entraîner avec des échelles et des cordes fixes ou des crampons. Je regarde leur niveau d’énergie, s’ils ne sont pas malades. On dort mal en haute altitude. Mal à la tête, au ventre, pas bien acclimaté… Il y a plein de facteurs.
Le «toit du monde» est encombré. Comment faire pour limiter sa fréquentation ?
Il y a trop de monde, il faut parfois enjamber les corps et les morts. C’est devenu tellement populaire dans le monde entier… Cette montagne ne mérite pas cela. J’en veux aux compagnies locales qui organisent des expéditions alors qu’elles n’ont pas d’expérience, ne savent pas choisir les clients, ne possèdent pas de guides compétents.
Un groupe qui n’a pas le niveau peut te mettre en danger, toi et ta cordée. A partir de 8 000 mètres, tout le monde est très lent, on manque vite d’oxygène, la température descend à moins trente-cinq, parfois moins cinquante degrés avec le vent. Un embouteillage à ces altitudes est vite dramatique. Le danger n’est pas la montagne mais, souvent, les autres.
Malheureusement, le gouvernement ne fait rien fait pour limiter cette affluence. Je voudrais vraiment que l’on édicte des règles pour tous les alpinistes. Selon moi, les clients devraient avoir fait un huit mille avant de venir à l’Everest. L’ascension devrait être un aboutissement. Mais l’argent est roi. Une ascension aujourd’hui, c’est entre 30 000 et 140 000 euros ! Cela reste une expérience de riches, souvent inaccessible.
Récit
Pour un sherpa, que signifie le renoncement ?
Renoncer, c’est accepter de ne pas grimper parce que les conditions sont mauvaises. C’est moi seul qui prends la décision, fruit d’une longue expérience. Après, je reviens vers mon client et je lui explique. Parfois, cela prend pas mal de temps pour le convaincre. Quand j’ai commencé à travailler comme guide, j’ai dû beaucoup renoncer. Mais je suis payé pour prendre la bonne décision. Je suis comme un garde du corps. Même si on est déjà au dernier camp. Même mes clients me disent qu’ils veulent quand même y aller car ils voient les autres monter. Moi je préfère dire : «Non, on arrête ici.» J’ai toujours penché pour la sécurité. Quand je vais en montagne, j’ai toujours un peu peur. Il le faut, sinon tu vas prendre des risques inconsidérés.
Vous entretenez avec la montagne un rapport quasiment religieux…
L’Everest (Chomolungma, la «déesse mère» pour les Tibétains ; Sagarmāthā, la «montagne sainte» en népalais) est une montagne sacrée. Un lieu spécial. Où l’on prie. Souvent, il y a de bonnes connexions. D’autres fois, elle fait peur, inspire de la crainte. On doit juste écouter la montagne et suivre ce qu’elle dit.
Vous parlez aussi du yéti dans votre livre ?
Ne souriez pas ! Le yéti, j’en ai vu la trace. Mon grand-père l’a aperçu de dos… Il était loin, de dos, grand comme un immense caillou. Ici, on dit le «migou». Je pense vraiment qu’il existe, un grand ours ou un grand singe. On doit faire attention, le yéti voit mieux quand il y a la neige…
Etude
Quels sont vos projets ?
Dans deux semaines, je retourne à l’Everest, pour le dernier des sept sommets (2) qu’une cliente est en train de réaliser… L’an passé, j’ai fait avec une Australienne de 19 ans l’Everest et le Lhotse. Elle avait déjà fait un huit mille à 16 ans. Elle, elle veut faire les quatorze huit mille. L’anniversaire, pour moi, est l’occasion de se rappeler la première ascension et d’admirer l’exploit. Après, on doit tous réfléchir au futur. Quelle évolution veut-on, qu’est-ce qu’on doit changer ? Le changement climatique affecte aussi la très haute montagne. Cela fond plus vite, les avalanches sont plus nombreuses, la fonte crée des lacs glaciaires qui peuvent céder à tout moment. Avant, tout était sec. Maintenant, on voit l’eau qui coule au camp de base à la mi-mars.