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Libération
Auteurs menteurs

T. Lobsang Rampa, œil pour œil

Une saison à la montagnedossier
Derrière de grands succès de librairie se cachent parfois des histoires inventées de toutes pièces. Et plus c’est gros plus ça passe… Aujourd’hui, les affabulations d’un faux moine tibétain, vrai illuminé.
Cyril Henry Hoskin, fils d'un plombier du Devon, dans son autre personnage, celui du lama tibétain réincarné Lobsang Rampa, vers 1958. (Keystone/Getty Images)
publié le 24 août 2024 à 12h05

C’est une opération chirurgicale particulièrement délicate. Une trouée en plein milieu du front, traversant l’épiderme et l’os bombé du crâne. Mais l’obtention du troisième œil, celui qui décuple la connaissance humaine, est à ce prix. Quand le poinçon d’acier a fini son œuvre, «Tuesday» Lobsang Rampa, nommé ainsi car né un mardi, a ressenti un vif éclair de douleur. Puis sa vision du monde a changé… A l’époque, il n’avait que sept ans, et vivait à 3 725 mètres d’altitude sur une colline de Lhassa. Il n’avait pas encore le crâne chauve, luisant comme du cristal, et la barbe triangulaire d’un druide. Grâce à son nouvel œil, Rampa parvint à détecter le mensonge, à communiquer par télépathie. Cette mutation, le grand bond en avant de sa vie, l’homme de 46 ans la raconte dans son autobiographie, Le troisième œil, sortie en Grande-Bretagne en 1956.

Le livre connaît rapidement un succès délirant, devenant l’ouvrage sur le bouddhisme tibétain le plus vendu de tous les temps, d’après le spécialiste Donald S. Lopez, professeur d’études tibétaines et bouddhiques à l’université du Michigan. On n’y trouve pourtant qu’un simulacre de Tibet. Cette contrée lointaine qu’Alexandra David-Néel avait arpentée en mendiante, dans les années 1920, T. Lobsang Rampa la traverse en mystique allumé, entraînant des hordes de lecteurs avides de philosophie «New Age». Tout sauf ethnographe, l’auteur au front percé vend une littérature foraine peuplée de yétis et de géants.

Le contenu du Troisième œil choque les universitaires. Un détective privé est engagé, révélant vite une imposture. T. Lobsang Rampa, qui ne pipe pas un mot de tibétain, se nomme en réalité Cyril Henry Hoskin. C’est un fils de plombier né à Plympton, dans le sud-ouest de l’Angleterre, sans activité connue, sauf cette envie d’écrire intarissable : Les secrets de l’aura, La caverne des anciens, Les clés du Nirvâna, Ma visite sur Venus… Au total, Rampa sortira 19 bouquins.

Quant à cette affaire de fausse identité, il a trouvé la parade : son esprit voyageur aurait pris possession du corps d’Hoskin, voilà tout. L’histoire ne convainc pas Scotland Yard, et quand la police frappe à sa porte, en 1957, Rampa fuit en Irlande avec sa femme et sa meute de chats aussi siamois que savants – l’un d’eux lui aurait dicté un ouvrage entier par télépathie. Les tabloïds anglais ne le lâchent pas. Le lama s’exile alors en Amérique du Sud, puis au Canada, où il obtient la citoyenneté en 1973.

Ses ouvrages, aussi appréciés que décriés, ont tout de même suscité des vocations de chercheurs, et ont eu le mérite de remettre le Tibet sur la carte du monde, alors que, dans les années 1950, la Chine voisine resserre violemment son étreinte sur la région. De toute sa vie, Rampa n’aura finalement jamais mis les pieds dans son pays de cocagne. Le 25 janvier 1981, le lama appelé «Tuesday» a fermé définitivement ses trois yeux, emportant ses secrets dans l’au-delà. C’était un dimanche.