En philosophie politique, la vérité est une construction. Michel Foucault parlait de «régime de vérité.» Chaque époque nouvelle, après un basculement, installe son régime de vérité, c’est-à-dire un ensemble de récits, de valeurs et d’institutions qui véhiculent la vérité dominante du moment. Or, dans nos démocraties, le récit du moment est la droitisation du débat autour du trinôme classique nationalisme-peur-ordre, et l’étranger le bouc émissaire désigné. Il vient en réaction au régime de vérité précédent, dans la seconde moitié du XXe siècle, que les réactionnaires de tout bord appellent «élites», «cosmopolitisme», «progressisme». Pour reprendre du pouvoir sur ce qui est en train de se jouer au-dessus de nos têtes, il faut comprendre qu’un régime de vérité en a remplacé un autre.
Notre époque est caractérisée par l’alliance, aux Etats-Unis, entre le «Big State» et les «Big Tech.» Deux formes de souverainetés cohabitent : publique – l’Etat– et privée – les mégacorporations technologiques. Ce qui est nouveau dans ce système n’est ni la propagande, ni la technique – dans les années 1920-1930, elle se diffusait par le média de masse qu’était la radio. C’est que ces mégaplateformes technologiques sont désormais des unités transnationales. Les hypertechnologies de masse (réseaux sociaux, IA…) propagent les récits à une vitesse et une échelle encore inégalée. Le changement d’échelle combiné au changement de nature des architectes du nouveau récit représente une rupture avec la tradition sur laquelle on a construit notre modèle politique libéral : la démocratie, l’Etat de droit et surtout le concept de souveraineté, qui a volé en éclat. Deux «Big States», Etats-Unis et Chine, se disputent le prochain ordre mondial. En tenaille, la troisième voie européenne est à la peine.
Polariser, hystériser, saturer les cerveaux
Cela explique en partie la crise dans laquelle s’enlise la France, puisque les Big Tech deviennent l’infrastructure de l’Etat américain et que nous sommes en cours de vassalisation par les Etats-Unis à travers les réseaux technologiques. Dans ce nouveau monde, la rupture entre Musk et Trump l’été dernier n’a que peu d’importance puisque l’architecture de ce nouveau système politique à deux têtes n’a pas bougé d’un iota et que la dictature du flux est installée. A cet égard, la stratégie de saturation cognitive fut simple mais efficace : polariser, hystériser, saturer les cerveaux de contenus toujours plus outranciers pour que le seuil de l’acceptabilité s’abaisse. Dès lors, on peut faire accepter n’importe quoi à n’importe qui. Avec cette stratégie du trauma cognitif collectif, même les meilleurs éditorialistes du monde ont été sonnés, on n’a eu alors que le mot «sidération» à la bouche.
Dans cette nouvelle donne, la promesse de «l’expérience sur mesure» pour chaque personne grâce à la technologie est un faux récit. En réalité, on nous réduit à un amoncellement de data qui captent l’attention, filtrent les savoirs, organisent les désirs, réorientent l’information et donc notre rapport à nous-mêmes et au monde. Je ne suis pas technophobe et l’outil technique peut être formidable si mieux gouverné mais dans le cas présent, il faut absolument domestiquer son usage de la technologie, en faire une hygiène cognitive.
Pour cela, la question du réel, du lien physique et affectif avec les gens est primordiale. La fraternité, l’altérité, les livres, les cafés sont des antidotes puissants pour que les cerveaux respirent. Cela semble simpliste mais une balade, une conversation dans la rue et les cafés, en levant la tête de son écran, sont devenus aujourd’hui des actes politiques premiers. Et puis un jour, dire non. Dire non pour penser par soi-même, pour se réhabituer à tenir debout intérieurement, pour réhabiter le monde.
Politologue et essayiste, spécialiste de la géopolitique de l’IA, Asma Mhalla est l’autrice de Cyberpunk - Le nouveau système totalitaire (Seuil).
Retrouvez Asma Mhalla aux «24 heures de Libé» à la Cité de la musique lors de la table ronde «Poutine, Trump, réseaux sociaux : l’influence étrangère au cœur de nos démocraties», entre 11 h 30 et 13 heures (Amphithéâtre).
