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Reportage

Terrenoire, un groupe en tournée généreuse

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Lassé de sauter d’une ville à l’autre pour ses concerts, le duo des frères Herrerias a décidé de poser ses valises quelques jours partout où il joue pour rencontrer les habitants et faire vivre le lien social.
Terrenoire aux Victoires de la musique 2022, où le duo a été désigné révélation masculine de l'année. (Bertrand Guay /AFP)
par Stéphanie Maurice, correspondante à Lille
publié le 2 avril 2025 à 20h36

Le vertige des autoroutes, des dates qu’on enchaîne, des villes qu’on oublie aussi vite qu’on les salue, sur scène… «Merci, Bayonne, Lyon, Strasbourg.» Le duo de Terrenoire, un ensemble de deux frères musiciens, révélation masculine des Victoires de la musique en 2022, a décidé de mettre le holà. A chaque étape de la tournée qu’ils viennent de démarrer, Raphaël et Théo Herrerias prennent le temps, deux ou trois jours, pour des rencontres-débats, des masterclass, des ateliers d’écriture. Ils ont eu «l’intuition et le besoin de ralentir, de ne pas voir la France comme un paysage défilant», explique Raphaël Herrerias, le chanteur et l’aîné. «Il y avait une uniformisation, comme si la tournée était un seul et unique moment, poursuit-il. Arriver, jouer, dormir dans la même zone industrialisée désincarnée. En tournée, on visite très peu, on rencontre très peu [le public], c’est un monde hors sol, un entre-soi.» Ils ont vécu ce maelstrom lors de la parution de leur premier album, ils en sont sortis rincés.

Leur deuxième album en poche, Protégé. e, ils tentent les chemins de traverse. Comme le lundi 31 mars, à Tourcoing (Nord). Ils sont arrivés avec deux jours d’avance au Grand Mix, salle de musiques actuelles, où ils ne jouent que le mercredi soir. Dans l’intervalle, ils prennent le temps des gens. Cet après-midi, ils répètent avec la chorale senior de la salle. Les choristes accompagneront le groupe sur scène, sur leur titre le plus connu, Jusqu’à mon dernier souffle. Raphaël Herrerias s’adresse au groupe qui papote, majoritairement des femmes, cheveux argentés, beaucoup de paires de lunettes au bout du nez : «Cette chanson nous a porté bonheur. Ce sont parfois les choses les plus intimes qui voyagent le plus loin. On porte tous une image de notre quartier, de notre maison natale. Quand vous chantez, je vous demande de faire revenir à vous ce territoire premier : très naturellement, une émotion va se générer. Essayez de mettre des images à l’intérieur des mots.»Les deux artistes interrogent les participants sur l’identité de la ville, où la main-d’œuvre est venue de loin, où les industries du textile ont fermé en masse, où l’architecture – des maisons de maître aux courées ouvrières – reproduit l’ordre social. Si proche dans son identité de Saint-Etienne, où ils ont grandi.

«C’est très néolibéral, l’artiste hors du monde»

Leur groupe porte le nom de leur quartier d’enfance, Terrenoire. Les endroits où l’on vit sont au cœur de leur musique. «Nous venons des quartiers pavillonnaires, la France qui n’est pas trop racontée, la France des ronds-points, on vient de ces coins-là, précise l’aîné des frères. C’est super important de décentraliser les imaginaires, de les régionaliser. C’est quelque chose qui est devenu écrasant, cette “musique monde”…» Ils ont organisé un festival à Terrenoire, comme une boucle qui se referme, dans le parc du château, sur la pelouse des centres aérés de leur enfance. Raphaël dit joliment : «On a tous une terre, un coin dont on ne peut se détacher. Ecrire une chanson, c’est déplier son coin.» Les deux sont des collectionneurs d’histoires. Théo enregistre les voix de tous ceux qu’ils ont déjà rencontrés ou vont bientôt croiser. C’est une matière vivante de création, qui leur donne à penser, à rêver.

Il y a aussi dans leur démarche une critique de l’industrie musicale, même s’ils sont signés chez Universal Music, et une méfiance envers les stéréotypes du groupe de rock, ces gars sur la route, l’amusement des nuits, dans les chambres d’hôtel. «C’est très néolibéral, l’artiste hors du monde. Séparé de la normalité, il devient le héros d’un imaginaire», dit Raphaël Herrerias. Instagrammé, produit des plates-formes, désincarné… «On ne fait pas le même concert quand il y a dans la salle des gens qu’on a rencontré, quand il ne s’agit pas d’une foule sans visage. Quand ce n’est pas un illustre inconnu qui joue devant des inconnus», remarque-t-il. Philippe et Françoise, deux des choristes, apprécient : «On sent chez eux une ouverture et un engagement. D’habitude, les artistes font leur tournée, ce sont des vedettes, et puis c’est tout. Eux, ils s’intéressent aux gens.»

Ajouter à la tournée de l’action culturelle, c’est aussi vivre d’un autre modèle économique : «On devient agent de territoire, on travaille en liant socialement les gens», poursuit le chanteur. Manon Brunet, responsable de l’action culturelle au Grand Mix, confirme la rareté de la démarche de la part d’un groupe d’envergure nationale : «Si eux n’avaient pas une volonté tenace de le faire, cela ne se ferait pas.» Pour le duo, c’est affirmer une résistance, dans ces temps où les budgets culturels sont dézingués. Raphaël y croit ferme : «La culture, elle a un rôle, elle n’est pas juste de la consommation. Il s’agit d’être en lien, différemment.»