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Le temps des villes et des territoires: interview

Terres agricoles : «Les conflits peuvent être la clé d’une mutation»

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Pour la chercheuse de l’Inrae Juliette Young, comprendre les désaccords entre écolos et agriculteurs passe par l’analyse des freins structurels et culturels.
A Roanne (Loire) en 2022. (Veronique Popinet/Veronique Popinet)
publié le 22 novembre 2023 à 0h26

Des pesticides qui fragilisent la santé de riverains, altèrent la qualité de l’eau ou menacent la survie des abeilles : l’usage des sols agricoles est au cœur de batailles environnementales, sociales et sanitaires. Rencontre avec Juliette Young, chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.

Au sein du projet de recherche «Transform», vous avez étudié trois territoires agricoles de la région Bourgogne-Franche-Comté : le Mâconnais, l’Auxerrois, et les environs de Dole. En quoi l’usage des sols y est-il conflictuel ?

Dans ces trois cas, nous avons pu observer, avec les chercheurs Lou Lécuyer et Simon Calla, que l’usage de produits phytosanitaires est source de vives tensions. Dans l’Auxerrois, les nitrates ont entraîné une dégradation de la qualité de l’eau, au point de contraindre à la fermeture de nappes phréatiques. Face à cette situation alarmante, la communauté de communes a travaillé avec les agriculteurs, non sans tensions, pour les inciter à changer leurs pratiques dites «conventionnelles». Mais cela n’a pas permis d’amélioration suffisante, au point qu’aujourd’hui, l’installation d’une usine de traitement des eaux est en débat. Dans le Mâconnais, l’impact sanitaire du traitement des vignes à proximité de logements ou d’écoles inquiète certains habitants. Enfin, près de la commune de Dole, des apiculteurs attribuent des épisodes de surmortalité de leurs abeilles à l’usage de phytosanitaires par des agriculteurs voisins.

Que représentent, à vos yeux, ces conflits liés à l’usage des sols ? Que gagne-t-on à mieux les comprendre ?

Sans compréhension profonde de leur origine, on ne peut que poser un sparadrap sur une plaie ouverte. Car ces tensions ne sont que la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire l’expression la plus visible de forces sous-jacentes déterminantes pour un territoire : ses normes, ses valeurs, ses perceptions, son histoire… L’objectif n’est pas d’apporter une résolution définitive – la solution unique n’existe pas, encore moins dans un contexte de constante évolution – mais plutôt de cesser de considérer le conflit comme un tabou. Il a un réel potentiel de transformation : il est la clé d’une possible mutation.

Les conflits ne manquent pas, mais la transformation agricole tarde. Quels sont les freins au changement ?

On a tendance à pointer du doigt l’agriculteur, ses convictions et ses pratiques, et à faire peser sur lui la transition agricole. Ce n’est pas totalement hors de propos, mais c’est largement insuffisant. Les entretiens que nous avons menés auprès d’exploitants, mais aussi d’élus, d’agents territoriaux et de membres d’associations, ont mis en évidence que les leviers et les freins à l’agroécologie sont en grande partie d’ordre structurel et culturel. La lourdeur administrative des dispositifs d’aide, le manque de flexibilité des régulations en place, ou encore l’insuffisance du soutien financier institutionnel à la transition sont pointés du doigt. «Il faut que je trouve du sens au changement» : ces mots d’un agriculteur auxerrois expriment avec justesse une idée souvent entendue lors de nos entretiens. Pour mettre en œuvre des transformations, il faut d’abord y croire. Et pour cela, il faut avoir contribué à les dessiner, plutôt que d’avoir le sentiment de subir l’injonction au changement.