La première tension tient à la fragilité de l’autorité étatique, qui consiste pour une grande part dans le pouvoir de circonscrire le territoire. Or la multiplication des réseaux technologiques et la globalisation qui en résulte menacent tous les jours un peu plus ce pouvoir. Délocalisation et expérience du lieu entrent ainsi en un conflit constant. Paradoxalement, la pulsion hégémonique et le désir de territorialité ne sont jamais aussi forts que lorsque les frontières deviennent poreuses et que l’autorité étatique est menacée. En témoigne l’attaque de l’Ukraine par la Russie au nom de la nécessité prétendue d’une «continuité territoriale» le long de la mer d’Azov. Première tension : le territoire est aujourd’hui en mal de souveraineté.
La seconde tension tient au fait que tout territoire se construit sur une expropriation. Vol des terres, déplacement de population, massacres des natifs… la colonisation a transformé l’expropriation en un droit. Par exemple, le droit à l’expropriation fut une composante essentielle à la croissance du Canada. L’une des premières lois au Québec en matière d’expropriation fut votée par la législature du Bas Canada de 1 796 donnant à l’Etat le pouvoir de procéder à l’acquisition forcée de terres pour la construction de routes. Cette loi fut ensuite renforcée par le Public Works Act of the Province of Canada de 1841, qui accordait au Board of Works le pouvoir de prendre toute terre nécessaire ou utile à la réalisation de travaux publics. En 1850, la législature du Canada-Uni a autorisé le compulsory taking of land pour la construction et l’opération de chemins de fer. Le droit canadien d’expropriation est allé de pair avec la loi sur les Indiens, de 1876, dont l’objectif principal était de forcer les peuples des Premières nations à abandonner leur culture et à adopter un style de vie euro-canadien.
Aujourd’hui, les actes officiels de réparation se multiplient. Pour rester au Canada, le gouvernement d’Ottawa a récemment versé 1,3 milliard de dollars au peuple autochtone des Siksika, en réparation du vol d’une partie de leurs terres au début du XXe siècle. Mais comme l’a expliqué Ouray Crowfoot, chef de la nation Siksika, «notre mode de vie a changé. Il ne sera jamais comme avant. Rien ne pourra remplacer ce qui était là» (le Temps, 3 juin 2022). Pensons aussi à la récente visite du pape François. Toutes les revendications territoriales des autochtones sont de plus loin d’avoir été réglées. La liste d’autres spoliations (USA, Australie, Caraïbes… serait longue à établir). Il n’est pas de territoire qui ne porte les traces et les cicatrices d’une spoliation et d’un trauma. Le récent redécoupage national de la France lui-même ne va pas sans créer d’inégalités, de frustrations et d’injustices dues au sentiment de dépossession de certains territoires qui se sentent noyés dans des entités qui les dépassent et les absorbent (par exemple le statut de la région Limousin en Nouvelle-Aquitaine). Seconde tension : tout territoire est hanté.
La troisième tension enfin vient de l’hétérogénéité qui existe entre deux notions de territoire, l’une politique et l’autre éthologique. Un territoire, c’est aussi, tout simplement, un lieu de vie : territoire animal, végétal, et l’ensemble des phénomènes physiques ou biologiques d’un espace sauvage. Une des questions fondamentales de l’écologie aujourd’hui est celle de la compatibilité des deux notions. Il est clair que la territorialité politique s’est aussi établie sur la dévastation de la territorialité éthologique, oubliant l’évidence qui le mot «territoire» signifie d’abord terre. Troisième tension : le territoire a perdu sa terre.
Joëlle Zask, l’une des philosophes les plus importantes de l’écologie aujourd’hui, insiste sur la nécessité de modifier radicalement les représentations classiques du territoire. Prenant l’exemple des zones urbaines, elle déclare qu’à «la ‘‘ville forteresse” devrait succéder une ville ‘‘arche de Noé’’ faite de niches et de passages, de manière à permettre la coexistence des espèces dont les géographies se croisent sans se superposer.» En raison de la destruction de leur milieu naturel, des dérèglements climatiques, de la fragmentation de leurs espaces de vie, c’est en ville qu’un nombre grandissant d’animaux trouve refuge, de quoi boire et de quoi manger. Le territoire aujourd’hui n’existe que sur le mode de la coexistence. D’où la nécessité grandissante de protéger les communs.
On se demande, dit Zask, si «le territoire comme concept du droit moderne et étatique est la bonne échelle». S’il ne faut pas plutôt en finir avec le «territorialisme» comme acte unique et excluant du traçage de limites.
Toutes ces tensions conduisent à remettre en question les phénomènes d’appropriation en leur ensemble, c’est-à-dire du même coup à envisager de nouvelles horizontalités et des formes inédites d’auto-gouvernement. Nous n’avons plus rien à perdre, et tout à inventer, lançons-nous. Utopie, étymologiquement, veut aussi dire territoire. L’utopie est le territoire du futur.