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Libération
Agir pour le vivant : chronique

Trafic d’organes au royaume du plancton

Agir pour le vivantdossier
David Grémillet, directeur de recherche CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, tient une chronique écologique pour «Libération» : «l’Albatros hurleur».
Les coquillages qui se nourrissent en filtrant ce plancton et en accumulant ses toxines transforment la gastronomie en… gastro-entérite. (Elif Bayraktar/Getty Images)
par David Grémillet
publié le 6 juillet 2024 à 6h07

Pas vraiment des animaux, ni vraiment des plantes. Ainsi peut-on définir les dinoflagellés, ces unicellulaires de 3 à 50 microns qui peuplent les milieux aquatiques, des glaciers aux profondeurs de l’océan. En effet, ils se nourrissent autant que possible en gobant d’autres cellules planctoniques, mais certains pratiquent aussi la photosynthèse. C’est le cas de Dinophysis, cette microalgue surtout connue pour sa toxicité : suite au réchauffement climatique, Dinophysis se développe de manière explosive dans les eaux côtières. Les coquillages qui se nourrissent en filtrant ce plancton et en accumulant ses toxines transforment la gastronomie en… gastro-entérite.

Mais quand il n’est pas occupé à rendre malade les humains, Dinophysis participe à d’étonnants trafics de matière vivante. Permettez-moi de vous présenter les acteurs de ce réseau sous-marin d’êtres minuscules : il y a tout d’abord les cryptophytes, des membres avérés de la guilde du phytoplancton. Leur cellule unique est équipée de tout l’attirail propre aux plantes : une usine à photosynthèse (le plaste), une centrale énergétique (la mitochondrie), et un noyau qui contient leur code génétique. Chaque cryptophyte utilise ainsi l’énergie du soleil pour se nourrir et se multiplier. Puis les ciliés entrent en scène ; ils sont ainsi nommés car leurs bordures munies de cils créent des mouvements d’eau qui leur permettent d’attirer leurs proies. Sans merci, les ciliés gobent les cryptophytes, pas seulement pour acquérir la matière et l’énergie qu’ils contiennent, mais aussi afin de piller leurs petits organes : après la capture, les ciliés conserveront les plastes, mitochondries et codes génétiques issus des cryptophytes. Ceci leur permettra de se transformer en plante parfaitement fonctionnelle. Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Dinophysis (vous vous souvenez, ce petit plancton terrible qui aime vous filer la diarrhée) débarque soudain, et dévore férocement un cilié devenu plante. Mais il mange très salement, et ne conserve généralement que le plaste de sa victime, perdant en route sa mitochondrie et son code génétique. Dinophysis gagne ainsi une usine à photosynthèse mais, en l’absence de l’information génétique correspondante, il n’a plus de mode d’emploi ; comment va-t-il devenir plante ?

A la Station Biologique de Roscoff, un groupe de recherche mené par Christophe Six (Sorbonne Université - CNRS) traque les trafics d’organes planctoniques. Au fil d’une étude récente (1) , les scientifiques ont effectué une impressionnante batterie d’observations et d’analyses génétiques sur le trio cryptophyte-cilié-dinoflagellé. Leurs analyses confirment que les dinoflagellés équipés de plastes volés aux cryptophytes et aux ciliés pratiquent la photosynthèse, mais cette activité n’est pas optimisée. Notamment, en l’absence du code génétique adéquat, les dinoflagellés disposent d’une antenne photosynthétique plus petite et moins adaptée aux variations d’intensité lumineuse. Les pigments photosynthétiques associés se dégradent avec le temps, sans que les dinoflagellés ne puissent les remplacer efficacement. Afin de pouvoir transformer l’énergie solaire en matière et en énergie, Dinophysis semble donc condamné à voler régulièrement de nouvelles usines photosynthétiques à ses voisins. Pour Sarah Garric, qui effectue sa thèse sur cette thématique «ces petits organismes, dont la culture demande beaucoup d’attention, nous offrent une fenêtre d’observation unique sur l’un des processus évolutifs les plus marquants de l’histoire du vivant».

Vous pensez que ces étranges trafics d’organes sont propres au bas peuple du plancton, constitué d’unicellulaires archaïques ? Détrompez-vous ! Les mitochondries humaines ont, elles aussi, été volées à des bactéries, et plus de 60 % de notre génome contient de l’ADN emprunté aux virus qui nous ont infectés tout au long de notre histoire évolutive.

(1) Garric, S., Ratin, M., Marie, D., Foulon, V., Probert, I., Rodriguez, F., & Six, C. (2024). Impaired photoacclimation in a kleptoplastidic dinoflagellate reveals physiological limits of early stages of endosymbiosis. Current Biology.