Menu
Libération
Quelle culture pour quel futur: Interview

Transition écologique : «On attend des enfants qu’ils nous sauvent du marasme»

Quelle culture pour quel futur ?dossier
La Nobel Esther Duflo et l’illustratrice Cheyenne Olivier lancent une série d’albums jeunesse traitant de la transition écologique. Un moyen de sensibiliser les futures générations.
Travail de Smith pour l’événement «Quelle culture pour quel futur ?» au centre Pompidou. (Smith/Centre Pompidou)
par Tiphaine Lévy-Frébault
publié le 1er décembre 2022 à 22h28
Du 2 au 4 décembre, au centre Pompidou, trois jours de débats et d’échanges pour s’interroger sur les liens entre transition écologique et transition culturelle. Retrouvez tribunes et articles dans le dossier thématique dédié à l’événement.

Esther Duflo, prix Nobel d’économie en 2019, et Cheyenne Olivier, illustratrice, ont publié chez Seuil Jeunesse une collection d’albums pour enfants (dès 5 ans) abordant les questions de pauvreté. Les cinq prochains tomes (qui paraîtront en septembre) seront centrés sur la transition écologique. Elles reviennent sur leur collaboration et l’équilibre à trouver pour évoquer ces problématiques avec un tel public.

A quel moment l’envie de vous adresser à la jeunesse sur la pauvreté est-elle intervenue ?

Esther Duflo : J’ai toujours voulu écrire pour les enfants. Petite, je pensais qu’ils étaient plus intelligents et plus ouverts que les adultes, et je le pense toujours un peu d’une certaine façon. Ils ont moins d’idées préconçues et il est plus facile de comprendre les problématiques de pauvreté quand on a peu de préjugés. Le ressort de la fiction et de l’illustration est par ailleurs plus efficace pour faire passer des idées. C’est important qu’ils soient sensibilisés parce qu’ils seront les plus concernés demain.

Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Cheyenne Olivier : Je me suis occupée des enfants d’Esther pendant trois ans en tant que jeune fille au pair. Nous sommes allées en Inde avec sa fille, et progressivement, j’ai commencé à mieux comprendre son travail. Deux ans après, elle m’a envoyé les premiers story-boards de son idée de livres pour enfants, et le projet a mûri pendant les confinements. Nous avons eu le temps à ce moment-là de développer nos histoires, et un sentiment d’urgence aussi, parce que ces questions sont devenues plus saillantes. Les livres sont reçus aujourd’hui dans un contexte mondial difficile.

Comment travaillez-vous à quatre mains ?

E.D. : La première mouture de la fiction vient de moi. Au fond, les messages à faire passer sont bien présents, mais c’est l’histoire qui m’apparaît en premier. Ensuite, nous travaillons ensemble sur la façon dont Cheyenne peut réaliser un story-board avec le bon nombre d’images. A partir de cette base, nous en discutons avec notre éditrice au Seuil. La complexité, en ce qui me concerne, est plutôt sur les rebondissements des scénarios : j’ai tendance à partir dans tous les sens. Il faut arriver à faire passer des messages, mais je n’essaie pas de tout dire non plus en 30 pages. L’histoire prime, il faut qu’on y croie, que tous les détails soient vrais.

C.O. : C’est un ping-pong permanent. Plus on avance et plus on se préoccupe des petits éléments. Je reçois d’abord le synopsis d’une page d’Esther, je le décline en 32 pages et on arbitre ensuite. Puis viennent les images, et je me réfère à elle pour savoir quoi ajouter de précis dans celles-ci, comme les détails que l’on met sur les murs des pharmacies ou des écoles par exemple.

Quels sont les enjeux pour ce type d’illustrations ?

C.O. : Je voulais réussir à avoir de la diversité avec des personnages complexes et denses. Je me suis aussi posé la question de la beauté. Je ne veux pas d’images misérabilistes ou effrayantes, mais il ne faut pas non plus que ce soit édulcoré. Cela passe par des choix de couleurs vives, avec des détails brisés, cassés. Il faut trouver cet équilibre. Le but en s’adressant à de jeunes enfants qui ne sont pas encore lecteurs autonomes, c’est que ce soit un espace de discussion. Il fallait que l’ensemble de l’objet génère des points d’accroche et des questions, donc ça ne doit pas être lisse.

Vos prochains albums se focalisent sur les changements climatiques…

E.D. : Trois albums toucheront de près à l’environnement : un sur les inondations (qui est une réalité actuelle au Pakistan), un autre sur la pénurie d’eau (avec des puits à sec parce que les cultures sont trop gourmandes en eau) et un troisième sur les arbres. Nous abordons la protection de la nature et les conséquences du dérèglement climatique, qui sont déjà visibles dans les pays les plus pauvres. L’un des avantages, c’est que les enfants reviennent aux histoires avec différents niveaux de lecture, ils y découvrent d’autres détails. Il y a trois voix différentes : celle des personnages dans les bulles (adulte, enfant, animal parfois) sans réflexivité, une voix en bas (la ligne du narrateur, sobre, comme si c’était moi qui parlais) avec des phrases courtes qui livrent le commentaire minimum pour comprendre le propos, et une troisième à la fin qui s’adresse aux parents. C’est une explication avec des éléments de contexte pour aller plus loin si on le souhaite.

On retrouve beaucoup de formes géométriques, des courbes, des frises… Une manière de faire un lien avec votre travail d’économiste Esther Duflo ?

E.D. : C’était le cœur du travail de Cheyenne avant que l’on collabore. Elle travaillait avec quatre crayons de couleur et des formes géométriques. Et cela m’avait attirée, je savais que j’avais trouvé la bonne personne pour mes livres. Pour ces albums, la courbe du bas, qui figure le sol, reprend les diagrammes qu’on utilise pour représenter les dynamiques de pauvreté.

C.O. : Je m’appuie sur des formes géométriques simples, il n’y a pas de fond, l’espace est représenté par une frise. Le but n’est pas de décrire précisément la manière dont vit un enfant pauvre à Calcutta, c’est de réfléchir à des concepts de pauvreté, qui peuvent faire un pont entre ici et là-bas.

Vous vous adressez aussi aux parents puisque ce sont eux, souvent, qui lisent les histoires aux enfants. Quel est le message à leur attention ?

E.D. : C’est une bonne entrée en matière pour les parents. Et si ça les intéresse, ils peuvent aller se renseigner davantage. Nous nous adressons à eux mais aussi aux enseignants, parce qu’on aimerait que notre série intègre les écoles.

C.O. : Oui, le but était de rendre les livres accessibles aux écoles, en prenant en compte le fait que le sujet peut faire peur. Il faut en faciliter l’entrée. Il y avait une nécessité à avoir un graphisme non localisé parce que les albums vont être publiés en Inde et en Chine, avec des projets éditoriaux différents. Nous verrons comment la série peut être reçue dans d’autres pays.

Que doit-on dire à nos enfants pour leur éviter l’éco-anxiété ?

C.O. : Dans ces albums, les enfants pointent les problèmes, mais ils alertent les adultes et le héros est vite intégré au sein d’un groupe. Ce n’est pas l’enfant qui sauve la planète. Il faut trouver la balance entre les moments durs et les moments tendres, heureux.

E.D. : La solution vient toujours du collectif. La vérité, c’est qu’on ne peut pas tout faire peser sur les enfants. On attend d’eux qu’ils nous sauvent du marasme qu’on a nous-mêmes créé, l’éco-anxiété vient de là. Les enfants comprennent et sont acteurs, mais les solutions viendront d’un travail collectif. Il faut garder cet équilibre en tant que parents. Bien sûr qu’il est nécessaire de leur parler des gestes citoyens comme éteindre la lumière, mais nous sommes tous dans le même bateau. Nous devons trouver le moyen d’agir ensemble, et c’est possible.