Pas un brin d’inquiétude n’est lisible dans le regard de Lisa. A 22 ans, elle a beau avoir abandonné ses études de philosophie à l’université de Nanterre (Hauts-de-Seine) en deuxième année de licence, son avenir professionnel ne la tracasse pas. Depuis deux ans, elle est serveuse dans un restaurant gastronomique des Yvelines, dans l’ouest parisien. «Mon travail est fatigant et répétitif, mais j’ai un salaire fixe, des horaires qui conviennent à ma vie sociale, et des pourboires qui me permettent de multiplier les sorties sans avoir à trop piocher dans mes économies», résume la grande brune élancée. La pandémie de Covid-19 n’a pas entamé son optimisme : sa vie ne se résume pas au travail, bien au contraire. Son emploi, c’est simplement une partie de ses journées qui lui donnent accès à des loisirs entre amis qu’elle ne remiserait pour rien au monde.
La «génération Z», comme certains l’appellent, c’est-à-dire les personnes nées entre 1997 et 2010, semble avoir une vision du travail, et plus précisément de la carrière, bien différente de celle de leurs parents, et même de leurs grands frères et sœurs. «Mon frère, qui a fait des études de commerce, est fatigué comme s’il avait 45 ans alors qu’il n’en a que 34», s’amuse Lisa, qui a passé son adolescence à l’écouter raconter des journées de travail interminables à un poste de marketing que lui-même jugeait «inutile et futile». Elle se souvient avoir entendu à de multiples reprises qu’il fallait «manger son pain noir» pour pouvoir se reposer plus tard, à un poste qui lui conviendrait davantage. Dès le lycée, elle savait qu’elle ne prendrait pas le même chemin.
«Effets de période»
La nouvelle génération a-t-elle vraiment changé son rapport au travail ? Le sociologue Camille Peugny, professeur à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, est plus nuancé. Les sciences humaines manquent encore, à l’heure actuelle, de données statistiques pour permettre d’affirmer que les jeunes entrent dans le monde du travail avec des prérequis que les générations précédentes n’auraient pas eu. Le sociologue, également rédacteur en chef de la revue Travail et Emploi reconnaît toutefois que la conjoncture actuelle – un savoureux mélange de pandémie de Covid-19, de réchauffement climatique et de crise économique – peut créer ce que les sciences humaines appellent des «effets de période», provoquant des changements de comportement notables.
Pour Valentin, qui suit une formation pour devenir développeur web, les questions des loisirs, du plaisir et de l’oisiveté ne sont pas en tête de ses priorités. Lorsqu’il s’agira d’entrer dans le monde du travail, en 2024, si tout se passe comme il le prévoit, il sait qu’il aura le luxe de faire «la fine bouche» pour «apporter [s] a pierre à l’édifice d’un monde meilleur», expose-t-il dans un sourire un peu gêné. Fils d’enseignants dans le public, il a obtenu son bac en 2020, entre les deux confinements. «Si cette période m’a appris quelque chose, c’est que l’avenir, ce sont mes camarades de classe et moi qui allons le dessiner, alors je compte bien m’y employer», explique-t-il.
Capital culturel, accès aux médias et au débat public
Comment prévoit-il d’allier travail et durabilité ? En réservant ses services de développeur à des «projets qui en vaudront la peine» à ses yeux, lâche-t-il, assuré que cela coule de source. Les projets «écoconscients», explique-t-il devant notre air interrogatif. Avec son groupe d’amis, ils en discutent souvent : «Si la BNP Paribas ou la Société générale veulent nous embaucher, elles peuvent aller se brosser», plaisante-t-il, tout en appuyant le sérieux de son propos. Valentin admet être parfaitement conscient de son privilège : le métier qu’il exercera n’est pas en tension, il ne peinera pas à faire valoir sa valeur sur le marché du travail.
Le sociologue Camille Peugny ne dit pas autre chose : «Ce nouveau rapport au travail est surtout le fait de la frange de la jeunesse la plus diplômée.» Ces derniers sortent d’école avec, en poche, un diplôme de grande valeur pour les employeurs, mais ils sont également forts de leur capital culturel et de leur accès aux médias et au débat public.
Valentin sait, par exemple, que le recours au «greenwashing», ces techniques de marketing utilisées par les entreprises pour mettre en avant leur engagement écologique, sera de plus en plus présent dans les années à venir. «C’est hallucinant de voir l’argent qu’elles sont prêtes à dépenser pour faire croire qu’elles s’engagent, plutôt que de vraiment s’engager», regrette-t-il amèrement. «Les jeunes de 20 ans qui occupent des postes non qualifiés sont moins en pointe sur la question», indique Camille Peugny, qui n’exclut toutefois pas que, le temps aidant, ces préoccupations s’élargissent à davantage de catégories socioprofessionnelles.
Une vision biaisée par les réseaux sociaux ?
La visibilité des discours des jeunes, portés notamment par les réseaux sociaux, peut toutefois fausser la vision d’un phénomène. Certes, les jeunes les plus diplômés sont les premiers à avoir «le luxe» de choisir leur positionnement sur le marché du travail, comme le souligne l’auteur de Pour une politique de la jeunesse (collection La République des idées, Le Seuil). Mais cette tendance n’est pas nouvelle, rappelle-t-il. Déjà, dans les années 60 et 70, les études sociologiques montraient combien certaines convictions motivaient des choix de carrière. Seulement, les réseaux sociaux n’existaient pas. «Aujourd’hui, chaque action est visible.»
Peut-être qu’il y a cinquante ans, de jeunes diplômés de grandes écoles ont pris la parole pour dénoncer un système qui ne leur convenait pas. Mais sans l’écho des médias et des réseaux sociaux, auraient-ils pu avoir le même effet que les discours qui ont marqué ces derniers mois ? Camille Peugny en doute : «Si, en 1968, les élèves de AgroParisTech avaient fait ce qu’ils ont fait en mai 2022, personne n’aurait été au courant, sauf les personnes dans la salle», affirme-t-il. C’est grâce à la globalisation des échanges que le discours de huit jeunes diplômés (appelant leurs camarades à refuser des postes «destructeurs» pour l’environnement) a fait tant de bruit.