Rencontres, documentaires, portraits… L’actualité du festival annuel du voyage et de l’aventure, le Grand Bivouac d’Albertville (du 14 au 20 octobre) dont Libération est partenaire.
«Un pasteur» de Louis Hanquet est un documentaire avare de mots, d’une poésie folle et rempli d’émotion. Le berger Félix est blond comme les blés, et il casse des bûches. On entend en même temps le bruit des cloches de ses brebis, leur bêlement, le gémissement du chien. Puis il monte la clôture, et s’appuie sur sa canne pour observer ses bêtes. L’orage gronde au loin. Il allume le poêle, et lit dans son duvet. Mais voilà qu’on parle du loup. «Il y a eu de grosses attaques du côté Queyras ; une fois quarante brebis, l’autre vingt». Un point blanc s’avance au loin dans la nuit, c’est lui, le loup.
Le lendemain, la pluie tombe dru, et Félix poursuit ses brebis malades pour les soigner. Il boit son café, distribue de la nourriture à ses chiens à quatre endroits différents. Maintenant tombe la neige et les bruits de l’orage au fond, lui en ciré jaune avec sac à dos rouge. Il parle avec son père. «Il y a moins d’herbe, les brebis ne courent plus. 2 000 brebis, ce n’est pas une bonne chose d’en avoir autant, il y en a qui continuent à charger les montagnes. On cherche toujours à améliorer les choses, c’est primordial de voir les choses ensemble et pas chacun de notre côté».
Revoilà le loup, qui a réduit une brebis en charpie. Félix lui fait une tombe avec de lourdes pierres, et présente un œil attristé. Le troupeau passe dans le village, sous un tunnel où résonnent ses bêlements, puis c’est l’heure du vêlage… Donner un biberon à l’agneau. La radio annonce les attaques de brebis, plus de 1 200. Lui note sur un cahier rouge les 17 brebis qui ont agnelé la veille. Il lui en reste une quarantaine. Parmi les nouveau-nés, une ne survivra pas, malgré les massages et les encouragements prodigués par le berger. «Aïe aïe», fait le berger, avant d’enlever son manteau de laine, pour couvrir un autre agneau.
Un autre jour, une autre brebis a été mangée. «Les vautours, cela a été un festin pour eux, ils ont mangé ce que les loups ont laissé, 21 agnelles se sont fait massacrer, elles n’avaient rien demandé à personne, cela a dû être la débandade totale», analyse un berger collègue de Félix. «On a affaire à une tuerie systématique, mais quand on l’a sous les yeux… Des agnelles ça fait encore plus mal, là c’est la relève, tout le lot qui était dehors… Cela me révolte encore plus, notre mode d’élevage c’est le pastoralisme. On ne peut pas les laisser indéfiniment à la bergerie». Rebelote. Tombe avec des grosses pierres, et cette fois-là un bouquet jaune qu’il vient de cueillir, délicate attention… Il écrit une lettre à son père, ancien berger. «J’ai commencé les poèmes de Pessoa, j’ai l’impression que ça parle de nous». Et il récite lentement : «Toute la paix d’une nature dépeuplée, auprès de moi vient s’asseoir, jamais je n’ai gardé de troupeau, mais c’est tout comme si j’en gardais, mon âme est semblable à un pasteur, elle connaît le vent et le soleil, et elle va la main dans la main avec la saison, je suis un gardeur de troupeau, le troupeau ce sont mes pensées, et mes pensées sont toutes des sensations…» «J’espère que la montagne ne te manque pas trop», conclut-il pour son père.
Avec «Chronoception» de Guillaume Broust, on suit la trace de quatre skieurs et d’une surfeuse des neiges, Léa Klaue sur un sommet du Kirghizistan. En mantra, ce refrain en cinq temps : «un son, une ligne, une idée, une émotion, une action». On se retrouve sur les routes de la soie, à un croisement de civilisations. «On est à 6 000 kilomètres de la maison, on va faire un camp de base et descendre de belles faces», dit le freerider Thomas Delfino. Vladimir Kommisarov, légende du ski local explique que le lieu est difficile d’accès, mais que la région est mythique. Et hop ! Dans le camion. Clope au bec pour le conducteur qui, lui, use et abuse du mantra «vodka-tank, no problem !».
Thomas Delfino surjoue la confiance : «s’il y a une route, c’est que ça passe». Sauf que non. Le camion penche dangereusement, s’embourbe tout autant… on pellette avec les piolets, car les pelles pètent. On dégonfle les pneus. On prie beaucoup. L’expé devient «très compliquée». «C’est un peu plus extrême que ce qu’on avait prévu», reconnaît un des lascars. Le temps «devient une notion subjective». Les sensations sont différentes. Et voilà venu le temps de la marche.
Une activité qui, pour Léa Klaue, «nous ramène d’où on vient et à ce qu’on est». Les portages paraissent interminables. Helias Millerioux, un des guides, philosophe : «Quand c’est dur, le temps ne s’écoule pas, et mentalement, c’est encore plus difficile».
Finalement, le sommet visé, le Kyraj Asker, n’est pas accessible «alors on se réoriente sur des vallées avec de jolies pentes, de beaux glaciers tout plats, une impression de paradis».
C’est difficile d’accès, il n’y a pas d’infrastructures, personne ne vient dans cette zone, il faut avoir un permis. Bref : «Bienvenue en enfer». Heureusement, il y a Jean Yves Frederiksen, alias Blutch, «le roi de la débrouille», et Hélias, «une force de la nature», tous deux indispensables au bon déroulement de l’expé. «Quand on est au sommet de la montagne, l’émotion est là, c’est cela dont on va se rappeler, et se concentrer pour rider». Et le premier virage «prend d’un coup autant de place que toute la galère qu’on a connue». Tous disent sortir grandis de l’aventure, qui apprend «à mieux connaître les autres en même temps que soi-même» conclut fièrement Léa.
«Le donjon des regards fracassés», c’est l’autre nom donné aux Grandes Jorasses. Voilà le documentaire de François Damilano, «Esprit de cordée». D’une «âpreté imprévue», avec une hâte qui s’accompagnera de la lenteur de la marche. François Damilano, guide de haute montagne, est accompagné du scientifique Etienne Klein, pour cette expédition. «Nous sommes liés, nous sommes encordés, il nous reste à nous accorder», dit ce dernier.
En juillet comme chaque été, la chaleur a transformé la montagne. Le glacier est grisâtre, le permafrost a fondu. Il y a des éboulis chaotiques. «Tu entends la montagne qui bouge», demande le guide. Le processus de dégradation s’accélère… En termes de climat, il y a une avance de 50 jours sur la saison : la marche d’approche, «c’est un tas de graviers, et à 4000, la zone hyperdangereuse, c’est la zone où on est». Etienne Klein se dit «ravi» de cette traversée, mais il n’est pas du tout certain qu’il y retourne.
Le chercheur manie le paradoxe en grimpant. «Je n’ai pas aimé, mais en fait j’adore. La jouissance de l’alpinisme, on ne peut pas la vivre en d’autres situations. On a vu des choses d’une beauté qui confine au sublime».
Et puis, il y a la crainte qui vient en avançant. «L’angoisse c’est la peur dont on ne connaît pas la cause, là c’était assez clair, j’ai eu la peur de ma vie», dit Etienne Klein. Une pierre lui a écrasé le pied, et après, il a trouvé que toutes les pierres étaient branlantes. «Je n’ai jamais été aussi content d’être vivant». L’orage, soudain, les rattrape au pire endroit. Là, cela ne rigole plus. Klein, encore, à Damilano : «Quand l’orage a éclaté, j’ai vu que tu avais peur, tu as changé de visage, de gestuelle. On allait voir les diables».
Damilano, lui, en entendant la montagne tomber en fracas, a bizarrement «pensé aux Ukrainiens». A l’abri Canzio, le retour en arrière n’est plus possible. «J’ai compris comment pouvait se dérouler un accident de montagne», déroule Etienne Klein. «Je crains que par la faute d’un certain Damilano se soit déclenchée une forme d’addiction. Exister, c’est aller se faire voir ailleurs, pour constater qu’on existe, et peut-être qu’on existe davantage», philosophe-t-il. Puis il évoque le psychisme ascensionnel cher à Gaston Bachelard, qui provoque l’idée qu’on soit «attendu là-haut, qu’on ait hâte que l’objectif nous tire, et qu’on soit propulsé vers le haut».
Au reste, Klein avoue avoir été maladroit par endroits, imprécis dans ses gestes, «mais que des éléments de mon identité qui sont inconnus de la personne se sont révélés par ces expériences». Il le dit sérieusement : «j’aime la montagne et pensé qu’elle ne me voulait pas de mal, mais pendant cette traversée des Jorasses, j’ai un peu douté de cet aphorisme-là». Ce qu’il constate, avec de nombreux autres, c’est que le réchauffement rend l’alpinisme plus difficile. «Ce dont a besoin la société, ce n’est pas des premiers de cordée, mais de l’esprit de cordée», conclut François Damilano. Il explique être parti avec ce client-là (Etienne Klein) sur cette sentence, justement prononcée par ce client particulier.