«No sex no conflict» («Pas de sexe, pas de conflit»), tel est l’intitulé du programme d’investigation pour lequel le Conseil européen de la recherche a alloué presque 2 millions d’Euros à Tanja Schwander, professeure associée à l’Université de Lausanne. La biologiste est spécialiste des systèmes de reproduction inhabituels, notamment de la parthénogenèse. Chez les espèces qui pratiquent cette forme de reproduction asexuée, les populations sont exclusivement constituées de femelles qui peuvent toutes se reproduire sans être fécondées.
A court terme, la parthénogenèse présente donc des avantages certains : la rencontre mâle-femelle devient inutile, et on multiplie par deux la capacité reproductrice de la population par rapport à celle d’une espèce constituée pour moitié de mâles et de femelles. Sur le long terme, la parthénogenèse est cependant, théoriquement, associée à de graves handicaps : le circuit fermé de la reproduction asexuée ne bénéficie pas du brassage génétique promu par la reproduction sexuée, et l’ADN des femelles accumule des mutations délétères. Ce patrimoine génétique appauvri, et graduellement corrompu, perd sa capacité d’adaptation aux contraintes environnementales. Et pourtant, certaines espèces semblent se reproduisent infiniment par parthénogenèse, sans pour autant disparaître. C’est le cas des phasmes, ces étranges insectes qui se prennent pour des brindilles.
«Sexe occasionnel»
Tanja Schwander, Susana Freitas et leurs collègues se sont intéressés à l’étonnante persistance de leurs lignées féminines (1). L’équipe a analysé le génome de huit populations de quatre espèces de phasmes, toutes parthénogénétiques. Certaines de ces populations persistaient depuis au moins un million d’années, sans reproduction sexuée apparente. Pour deux populations appartenant à deux espèces distinctes, les analyses très détaillées ont identifié une diversification du patrimoine génétique extrêmement improbable dans le cadre d’une reproduction exclusivement asexuée. Pour les auteurs, «ceci suggère fortement des accouplements furtifs des femelles, avec un très petit nombre de mâles». Quatre individus mâles ont effectivement été identifiés, mais leur provenance est incertaine. «Ces mâles sont peut-être le produit de mutations rares au sein de populations féminines», notent les scientifiques, qui concluent : «On oppose traditionnellement reproduction sexuée et asexuée ; a contrario, notre étude suggère que le sexe occasionnel permettrait aux espèces parthénogénétiques de maintenir leurs populations pendant des millions d’années.»
Reste à savoir pourquoi six des huit populations de phasmes étudiées par l’équipe de Tanja Schwander ne semblaient pas contenir de mâles furtifs. Pour Thomas Lenormand, spécialiste de biologie évolutive au CNRS, «la question est de parvenir à déceler des événements de sexe très rare et de comprendre, malgré tout, comment certains organismes asexués peuvent subsister sur le long terme. De manière étonnante, les mitochondries qui peuplent nos cellules constituent également des lignées strictement asexuées.»
(1) Freitas, S., Parker, D. J., Labédan, M., Dumas, Z., & Schwander, T. (2023). Evidence for cryptic sex in parthenogenetic stick insects of the genus Timema. Proceedings of the Royal Society B, 290 (2007), 20230404.