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Libération
Tribune

Une architecture de combat

La Biennale d’architecture de Venisedossier
Par Martin Duplantier, architecte.
L'entrée de l'abri antiaérien près de la plage d'Odessa, en Ukraine, le 31 mai 2024. (Yulii Zozulia/NurPhoto. AFP)
par Martin Duplantier, architecte
publié le 9 mai 2025 à 15h32

Quelles solutions propose l’architecture pour s’adapter à l’imprévisibilité du monde, repenser l’existant et imaginer de nouvelles façons d’habiter l’espace ? Un dossier réalisé en partenariat avec l’Institut français à l’occasion de la Biennale d’architecture de Venise 2025 (du 10 mai au 23 novembre). Tous les articles sont à retrouver ici.

Quand cette nuit de fin avril, j’entends le vacarme des explosions dans le ciel de Kyiv, quand les murs de ma chambre tremblent et que les vitres ne semblent tenir qu’à un souffle, je matérialise intérieurement l’impact. J’imagine assez vite la coupe du bâtiment dans lequel je me trouve et comprends qu’il n’y a pas d’endroit sécurisé. 225 missiles et une nuit bruyante plus tard, où les vagues de drones iraniens, de missiles balistiques et de vieux machins des années 50 se sont succédé toutes les trente minutes, je me réveille sous un soleil insolent. Une drôle d’ambiance habite la ville, spécifique de ces petits matins d’après. Après les frappes, après la nuit blanche, après les morts et les blessés, après les interventions des secours.

Evidemment les cibles sont civiles, et non militaires. Evidemment la ville est la cible. Les lieux de vie, de rassemblement, les écoles, les hôpitaux, les lieux historiques, les lieux de mémoires, les lieux culturels. Evidemment la vie reprend à Kyiv, entre les nouvelles sur les morts et blessés, et le quotidien d’une capitale qui a appris à «vivre avec».

Et l’architecture dans tout cela ? Comme Paul Virilio le montre lors de son exposition «Bunker Archéologie» (1976), la guerre génère des constructions dont on ne veut voir ni les qualités architecturales ni les ressorts culturels. On voit beaucoup ce qui est détruit aujourd’hui en Ukraine, mais on voit peu ce qui se construit. Malgré l’insécurité géopolitique, elle dit aussi beaucoup de l’espoir d’un avenir. Contrairement au mur de l’Atlantique, l’architecture contemporaine ukrainienne abrite la vie, les écoles, les hôpitaux, même souterraine. Contrairement aux bunkers allemands, elle n’est pas seulement militaire, elle est d’abord civile, et est conçue pour endurer la guerre, comme pour le temps de paix. Elle est le témoin de la préparation à un combat de longue haleine contre un agresseur russe sans limite, sans frontière, sans calendrier. Enfin, cette architecture en temps de guerre émerge d’une impérative nécessité de compter sur ses propres ressources. Des ressources locales et renouvelables. C’est là que l’écologie et la géopolitique se rejoignent. Tout pays agressé se doit d’être indépendant en énergie et en ressources. Pour la période de crise et pour celle de la reconstruction.

Tout à apprendre de ces situations extrêmes

«La reconstruction est la poursuite des horreurs de la guerre. Si la guerre a été totale, l’après-guerre est totalitaire», continue Paul Virilio, en parlant de Nantes et de ses 8 000 bâtiments bombardés et reconstruits selon une démarche sérielle et industrielle. A peu près autant que la ville de Kherson, occupée puis libérée fin 2022, et maintenant sur le front face aux lignes russes.

Oui, les périodes d’après-guerre sont souvent les pires pages (ou les meilleures) de l’architecture et de l’urbanisme. Il est donc indispensable que l’architecture devienne un thème de réflexion en temps de guerre. Et que l’architecture de guerre devienne un thème dans les pays en paix. La créativité des solutions apportées, l’extrême résilience des équipements projetés, l’indispensable économie circulaire et frugale que cela implique, mais aussi la multifonctionnalité des «abris» qui sont aussi des refuges climatiques : on a tout à apprendre de ces situations extrêmes où les contraintes se superposent.

L’architecture du XXIe siècle, comme celle du XXe après la deuxième guerre mondiale, sera forcément façonnée par cette instabilité géopolitique et climatique. Sortir du confort de notre routine, c’est aussi se préparer à une architecture de combat, capable d’affronter les changements systémiques du XXIe siècle tout en restant vecteur culturel.