Le 22 mars 2022, Libération et l’ONG ONE organisent une journée spéciale pour interpeller les candidats à la présidentielle sur le retour de l’extrême pauvreté partout sur la planète et ses conséquences sur les grands défis qui nous attendent. Au programme : réchauffement climatique, poids de la dette, aide publique au développement, sécurité alimentaire… Rendez-vous au Théâtre du Rond-Point dès 9 heures. Un cahier spécial de 20 pages accompagnera cet événement, dans l’édition de Libération du 22 mars. Retrouvez dans ce dossier ces articles.
Amadou Hampâté Bâ (1900-1991) a eu beau se défendre d’avoir voulu faire œuvre de fiction avec l’Etrange destin de Wangrin (1973), on ne sort de ce livre qu’à regret et en soufflant : quel merveilleux roman ! Que l’auteur ait rigoureusement recueilli, ordonné et rapporté, à partir de sources orales, les aventures authentiques et invraisemblables d’un de ses amis ; qu’il les ait inventées tout cela en assurant, dans un procédé classique de brouillage des pistes, les avoir seulement retranscrites ; qu’il ait encore mêlé les deux régimes du discours, l’historique et le fictionnel : au fond, tout cela importe peu. Ce qui importe, c’est qu’avec ce livre traversé par une énergie et une imagination si puissantes, seul demeure le plaisir de s’y laisser porter.
On suit Wangrin, un homme né à l’orée du XXe siècle en Afrique de l’Ouest, et dont le destin, étalé sur à peu près trente-cinq ans, se déploie dans un récit aux épisodes, directions, strates, et significations multiples. Au moment où l’on fait sa rencontre, Wangrin est un élève brillant à «l’Ecole des otages» (qui a réellement existé), dans laquelle l’administration coloniale s’assurait que les fils des notables de la brousse continueraient à coopérer. Notre protagoniste, issu d’une famille de l’aristocratie bambara, s’y fait remarquer : brillant, polyglotte, plein de ressources, il devient très vite l’interprète favori des différents commandants de cercle de la région. Cette position intermédiaire, un pied dans le secret des maîtres, l’autre dans celui des arcanes locaux, permet à Wangrin de jouer, c’est-à-dire de se jouer de tous les pouvoirs en place. A grand renfort d’audace et de ruse, le voici qui s’engage dans une fabuleuse épopée tragicomique aux retournements incessants. Il dupe les puissants de tous bords, les dépouille pour donner aux moins pourvus, ment pour s’enrichir, se fait des ennemis, s’allie aussitôt avec des forces occultes pour les neutraliser («Accepterais-tu de travailler pour garantir contre mes ennemis blancs-blancs, noirs-blancs et noirs, et pour combien ?») ; il se déguise, voyage, erre, perd sa fortune, la regagne, la rejoue, arnaque, corrompt, charme des femmes, engage des espions quand il ne s’agit d’hommes de main, paie des coups à des ivrognes fauchés, rit des autres mais, surtout, de lui-même, que la fortune lui sourit ou le fuie.
Wangrin tient d’Ulysse, de Robin des Bois, des Mousquetaires, de Long John Silver, du Quichotte
La grande force du récit est qu’il ne verse jamais dans la morale : Hampâté Bâ situe son protagoniste dans une malicieuse sagesse de la liberté et du mouvement. Sa seule fidélité semble promise à Gongoloma Soké, dieu des contraires au double visage, à la fois «bon et mauvais, sage et libertin». Wangrin tient d’Ulysse, de Robin des Bois, des Mousquetaires, de Long John Silver, du picaro, du Quichote ; mais ses aventures sont racontées dans la plus pure tradition orale des contes et légendes d’Afrique de l’ouest, dont Hampâté Bâ était tout à la fois un praticien, un théoricien, un exégète et un compilateur. Il est tentant de ne pas voir dans la figure de Wangrin, enraciné dans sa culture traditionnelle orale mais maître habile du langage colonial, une sorte de projection déformée de l’auteur. Et quand, de certaines pages, sourdent des réflexions sur la vanité des choses et des êtres, on se rappelle soudain qu’on lit l’auteur de Vie et enseignement de Tierno Bokar, grand sage soufi dont Hampâté a «bu» l’œuvre…
L’Etrange destin de Wangrin (si justement sous-titré : les Roueries d’un interprète, on n’est pas loin des Fourberies de…) est un texte d’une frappante modernité. Ce mot recoupant différentes acceptions selon son usage, et ne signifiant parfois rien, il faut spécifier : c’est un texte moderne par la grande ouverture de sa forme, déployée comme un échiquier illimité, et où le protagoniste semble non seulement pouvoir être toutes les pièces, mais les deux parties à la fois. Et au lieu de nous paraître peu sympathique, Wangrin nous séduit ou, du moins, lève en nous une manière de complicité qui exclut le couperet du jugement. Nous sommes pleinement lecteurs. Nous sommes auditeurs d’un conte dont chaque chapitre nous surprend, puisque le personnage principal agit selon un constant principe d’imprévisibilité, jusqu’à la toute fin, aussi belle que dramatique.