Des grands débats qui animent la rentrée, celui sur la taxe Zucman est l’un des plus agités. Au-delà des enjeux moraux et économiques autour de cet impôt spécial sur les «super riches» dont le patrimoine dépasse les 100 millions d’euros, la controverse a pour effet de mettre en avant une évolution singulière de nos sociétés depuis une quarantaine d’années : l’émergence d’un groupe que l’on qualifie parfois de ploutocratique, «super» ou «ultra» riche, aux niveaux de patrimoine historiquement inédits.
Les effets géographiques de leurs modes de vie commencent à être connus. Dans Superyachts : luxe, calme et écocide (Amsterdam, 2021), Gregory Salle décrit par exemple les conséquences de la multiplication des superyachts sur les lieux qui fabriquent, accueillent et entretiennent ces engins de réclusion ostentatoire. Dans la France sous nos yeux, codirigé avec Jérôme Fourquet, Jean-Laurent Cassely évoquait en particulier le cas de La Ciotat. Maillon essentiel de cette nouvelle géographie de la distinction sociale, le port, qui connaissait une phase de désindustrialisation prononcée a vu son économie transformée par l’arrivée des superyachts.
Et dans les villes ? A partir d’une enquête menée à Londres, Rowland Atkinson dans Alpha City. How London was captured by the Super-Rich, (Verso, 2020) a montré comment la présence des grandes fortunes mondiales transforme la ville d’une façon paradoxale : d’un côté, ces élites contribuent à embellir la ville, en finançant la transformation des espaces publics, leurs actions philanthropiques contribuent à rénover le patrimoine ou à créer de nouveaux lieux culturels. D’un autre, ils contribuent à affaiblir les capacités d’action municipales : l’investissement public local se trouve redirigé vers les centres névralgiques de cette géographie de la distinction, hypercentre et principales artères commerçantes alors que les besoins d’investissements les plus pressants concernent les quartiers de la ville ordinaire, où résident la majorité des habitants.
Décorum d’une transformation politique
Patrick Boucheron a montré que ce qui se joue dans l’embellissement des espaces urbains n’est pas toujours au service des libertés urbaines (De l’éloquence architecturale. Milan, Mantoue, Urbino 1450-1520, éd. B2). De son observation minutieuse de l’évolution de quelques villes de la péninsule italienne à la Renaissance, l’historien des pouvoirs a tiré des conclusions qui ne sont pas inutiles pour interpréter le mouvement actuel de transformation de nos espaces métropolitains. Montrant que des places modestement ornementées ont parfois été les lieux de plus grandes révolutions politiques que les grandes places que l’on a appris à admirer avec déférence, il nous invite à regarder d’un œil circonspect ces grands mouvements d’embellissement de la ville, qui ne sont parfois que le décorum d’une transformation politique où le pouvoir d’agir collectivement quitte la cité.
Et cette perte du pouvoir s’incarne, comme dans l’Italie de la Renaissance, par la construction de nouveaux palais qui, bien que situés dans la ville, ne participent plus à la vie urbaine : les rues privées inaccessibles se multiplient, la vie quotidienne des quartiers investis par les super-riches est neutralisée. Ils s’installent dans des penthouses d’un nouveau genre, ces appartements de grand standing qui dominent les hauteurs. A New York, un nouveau produit immobilier est ainsi apparu depuis les années 2010 : les «tours crayons» (pencil towers), gratte-ciel résidentiels dits «super hauts» (surpertall, plus de 300 mètres) qui n’accueillent qu’un ou deux appartements par étage, destinés à une population hyper aisée. Le ciel n’est pas le seul espace concerné : à Londres, Richard Webber, géographe de l’université de York, a mené l’enquête dans les sous-sols britanniques et recense plus de 400 mega-bunker, palais multi-étages enfouis dans le sol, où les caves à vin, les spas avec piscine et les salles de cinéma jouxtent les chambres du personnel de maison.
Mondes urbains dystopiques
Comment évolueront ces espaces urbains capturés par une micro-élite d’ultra-riches ? Pour le savoir, un détour par les fictions du futur peut nous aider à anticiper différentes trajectoires. De Metropolis à Squid Game, les auteurs de science-fiction ont souvent anticipé des mondes urbains dystopiques, en proie à des pouvoirs autoritaires violents et à des organisations sociales déshumanisantes. Blade Runner 2 049 en offre un exemple saisissant, figurant à la fois une ville dévastée par une crise climatique (Las Vegas) et une ville privatisée à l’extrême (Los Angeles) où les élites économiques exercent un pouvoir sur toutes les formes de vie.
A côté des fictions qui mettent en garde contre des dérives possibles, il existe aussi des récits permettant d’imaginer d’autres modes d’organisation collective et ce faisant, d’autres rapports à nos espaces et à nos territoires. Le solar punk, genre qui décrit un rapport à la technologie qui n’est pas seulement pessimiste évoque ainsi des sociétés organisées de façon décentralisée, des mondes urbains non métropolitains organisés en fédération. Dans Ecotopia, roman publié en 1975 par Ernest Callenbach, un journaliste décrit ainsi une société écologique où l’économie est circulaire, les femmes sont au pouvoir, l’autogestion la règle. Entre Blade Runner et Ecotopia, toute une grammaire des possibles, une véritable culture du futur pour penser notre présent.