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«Vagabond de la beauté», l’Amérique à corps perdu

En 1930, âgé d’à peine 15 ans, un jeune Californien du nom d’Everett Ruess entreprend seul une série de voyages au cœur des déserts de l’Ouest américain, avant de disparaître. Son œuvre est enfin traduite.
Parc national de Bryce Canyon, dans l'Utah, en 2017. (Rhona Wise/AFP)
publié le 14 décembre 2023 à 23h42

Le récit d’un jeune voyageur épris de liberté. Et sa mystérieuse disparition dans les canyons rouges de l’Utah. Ainsi se présente le texte d’Everett Ruess, Vagabond de la beauté, (sous la direction de W.L. Rusho) préfacé par un autre aventurier, Jon Krakauer. L’auteur de Into the Wild y parle de «lecture irrésistible qui rehausse encore le mystère de cette existence évanescente».

Retour sur un mystère. En 1934, en pleine dépression économique, Everett Ruess disparut. Son dernier camp connu se trouvait dans la région de la rivière Escalante, dans le sud de l’Utah, lieu de roches nues, de falaises à pic, de canyons vertigineux et de hautes mesas. Si le paysage a été sculpté par de violents orages épisodiques, l’eau y est rare. «Des lieux où les teintes de la terre sont chaque jour enflammées par le Soleil levant, où elles changent sans cesse à mesure que les ombres s’allongent et diminuent avec les heures dans un contraste permanent avec la lumière colorée […]. En tant que jeune artiste, Everett Ruess était irrémédiablement attiré par l’Escalante, non pas tant pour dessiner et peindre, que pour emmagasiner des expériences et en tirer de quoi écrire, organiser ses impressions et réactions comme il l’avait si souvent fait dans le nord de l’Arizona et en Californie», décrit W.L. Rusho.

«Nous ne demandons pas assez à la vie»

On se plonge dans cette aventure à ses côtés, vagabondant sous les étoiles, comme s’il était le père de l’autre «clochard céleste», Jack Kerouac. «Derrière moi, j’entendais le mugissement bas et l’impact lugubre des lames et le ressac des galets quand les vagues quittaient la grève. Une fois encore, j’entendis le cri de la mouette, plus bas, étrangement éloigné. Puis un fort vent hurlant se leva, qui fendit la brume comme un couteau invisible. En un instant, tout fut d’une transparence de cristal. La pleine Lune illumina de lointaines cimes blanches et les crêtes tonitruantes qui se volatilisaient en écume dans le tunnel, en m’envoyant un air sifflant au visage.»

C’est un garçon simple, qui effectue de menus travaux pour avoir de quoi subsister, avant de reprendre aussitôt la route, comme s’il ne pouvait pas vivre au milieu des humains. Et c’est un bel exemple. «Nous ne demandons pas assez à la vie […]. Quand les gens se rendent compte que nous n’attendons rien de beau ni de splendide de leur part, ou que nous ne les apprécions pas ou que nous nous moquons d’eux, ils cessent évidemment d’être ambitieux. Si plus de gens avaient l’impression qu’on espère d’eux de belles choses, sans mépris, ils répondraient à l’attente et le monde embellirait. En l’état, bien des gens ont honte des sentiments profonds quand ils les ressentent et tentent toujours de les cacher.»

«Une époque sauvage et joyeuse»

Sage et philosophe, Everett. Qui doute un peu de l’efficacité de la politique. «Il y a quelques soirs, j’ai participé à une manifestation de la Ligue des jeunes communistes. Il y avait des pancartes avec la légende “Les bateaux de guerre ne sont pas comestibles” et des réflexions pertinentes sur la folie des dépenses d’armement et la misère des classes inférieures. Mais la Red Squad [l’unité de police spécialisée dans la répression des contestataires politiques, ndlr] est arrivée, six hommes […] ont manié leurs gourdins, arraché les pancartes, donné des coups de pied aux filles et les ont poursuivis sur plusieurs centaines de mètres. Telles sont aujourd’hui les libertés d’expression et d’opinion en Amérique.»

Ruess avance toujours, regarde autour de lui, s’émerveille. «Je le répète, c’est une époque sauvage et joyeuse. J’ai dormi sous des centaines de toits […]. Je me suis taillé mon chemin, fait d’inconnus hostiles et de fidèles amis, j’ai marché fièrement et chanté à travers abondance de délices où nul ni rien ne se souciait de savoir si je vivais ou je mourais. Ce que j’ai aimé et abandonné sans plainte m’a été rendu au centuple. Je n’envie personne au monde.» Voilà l’histoire d’un jeune homme inspirant, aux propos prophétiques – «Quant à savoir quand je visiterai la civilisation, ce n’est pas pour bientôt, je pense. Je ne me suis pas lassé des solitudes ; au contraire, j’apprécie leur beauté et la vie errante que je mène, avec toujours plus d’acuité» –, disparu un jour sans laisser de traces, hors ces écrits empreints d’une sagesse folle. Et tellement attachants.

Vagabond de la beauté d’Everett Ruess, sous la direction de W.L. Rusho, édition Nevicata.