«J’appréhende ma prochaine plongée à Port Cros.» Thierry Pérez, chercheur CNRS et directeur de la station marine d’Endoume à Marseille, me parle avec la mine soucieuse de celui qui évoque un parent gravement malade. Il a effectué sa thèse sur les éponges en Méditerranée, et développé une relation intime avec les paysages sous-marins du Parc national de Port Cros. La source de sa grande inquiétude ? La vague de chaleur inédite qui a frappé la France l’été 2022, jusque dans les tréfonds des eaux côtières.
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«Sixième extinction de masse»
Au large de La Ciotat, Thierry et ses collègues ont enregistré la température de l’eau à 18 mètres de profondeur. Alors qu’elle était à 18°C en moyenne au cours des dernières décennies, après le 15 août 2022 elle est montée… à 27°C, pendant presque une semaine. «Eponges, gorgones, bryozoaires, tuniciers et mollusques sont décimés par ces coups de chaud, qui se propagent jusqu’à trente mètres de profondeur comme un incendie sous-marin», commentent Marie Grenier, Thierry Pérez et leurs collègues dans une publication parue début 2023 (1). «Des espèces disparaissent complètement ; on a une illustration de ce que pourrait être la sixième extinction de masse.»
Avant de mourir, certains de ces organismes produisent des larves et les expulsent en pleine eau. En biologie évolutive, cette bouteille à la mer se nomme «investissement terminal» ; elle représente l’ultime tentative de sauvegarde d’une espèce. Mais quelles sont les chances de survie de ces argonautes, catapultés in extremis en milieu hostile ?
«Effets transgénérationnels encourageants»
Francesca Strano et ses collègues des Universités de Wellington (Nouvelle-Zélande) et de New South Wales (Australie) se sont penchés sur la question. Les scientifiques ont collecté des spécimens de Crella incrustans, une belle éponge rouge, dans le port d’Auckland. En laboratoire, certaines de ces éponges ont été exposées à une vague de chaleur simulée, les autres étant maintenues dans des conditions plus tempérées. «Toutes les éponges confrontées aux fortes chaleurs ont montré des régressions tissulaires, et plus d’un tiers ont développé des nécroses», notent les auteurs de l’étude (2). «Ces éponges malmenées contenaient aussi beaucoup plus de flavobactéries, typiques d’une réponse au stress.» La flore bactérienne des larves d’éponge, en grande partie transmise par leurs parents, était également modifiée au cours des vagues de chaleur, et les petites éponges avaient trois fois plus de chances de mourir au cours de leur existence planctonique. Cependant, une fois fixées sur la roche, les descendantes d’éponges exposées à une canicule grandissaient plus vite en eau chaude, en comparaison avec des larves produites par des éponges maintenues dans des conditions tempérées.
«Cette étude suggère des effets transgénérationnels encourageants, commente Thierry Pérez, il suffit de quelques larves fixées pour espérer la régénération d’une population. Dans ce contexte, les espèces qui s’en tireront le mieux sont celles capables de reproduction asexuée en conditions de stress ; une manière efficace de sauver le patrimoine génétique.»