La bataille démocratique est devenue une bataille de l’information. Alors que l’on pourrait espérer des médias qu’ils éclairent les citoyens dans leurs choix démocratiques (voter et si oui pour qui, manifester, signer des pétitions, etc.), ils sont, au contraire, de plus en plus nombreux à être devenus des armes entre les mains de milliardaires bien décidés à les mettre au service de leur bataille idéologique.
Comment ne pas citer le cas de Vincent Bolloré qui, après avoir mis au pas i-Télé (devenue CNews), Europe 1, le Journal du dimanche ainsi que de nombreux magazines du groupe Prisma, s’attaque aujourd’hui au journal le Parisien, titre chargé d’histoire dont les journalistes se retrouvent pourtant bien démunis face à l’appétit de l’ogre ? Et c’est loin d’être le seul.
Les minces protections en place aujourd’hui pour garantir le pluralisme de l’information – qu’il soit interne ou externe – datent d’un autre âge et sont très largement insuffisantes. Et alors que l’on devrait se battre pour être librement informés, c’est-à-dire confrontés à la diversité des points de vue produits dans leur pluralité en toute indépendance, un danger encore plus grand s’impose peu à peu : celui de la désinformation à échelle industrielle.
Sur les plateaux télévisés comme à la radio, on coupe, invective, contredit en ayant que peu à faire des faits ; après tout si jusqu’à la ministre de la Culture abuse sans sourciller des contre-vérités – l’assurance semblant l’emporter sur toute autre considération – pourquoi tout un chacun se priverait-il d’avoir recours au mensonge comme instrument rhétorique légitime ?
Nombreux sont ceux qui applaudissent aujourd’hui Gavin Newsom, gouverneur démocrate de la Californie qui affirme vouloir prendre Donald Trump à son propre jeu, en multipliant les outrances sur les réseaux sociaux, ayant recours aux mèmes, à l’intelligence artificielle… et dans les faits à une stratégie de communication qui relève de la désinformation. Mais gagne-t-on une bataille politique en utilisant les mêmes armes que ses adversaires lorsque ceux-ci pipent les dés ?
Des réseaux qui privilégient la viralité à la véracité
Ce qui devrait nous inquiéter, c’est bien plutôt la question suivante : qu’avons-nous à y perdre ? Interrogation à laquelle je me risquerai à répondre : tout. Car si nous décidons que la bataille des idées peut se jouer sur un terrain miné de contre-vérités, sur quels fondements se basera demain la délibération démocratique ? La polarisation l’emportera sur tout le reste, à coups d’abstention et de dégagisme.
Bien sûr, l’histoire politique a toujours été une histoire de la propagande ; il n’a pas fallu attendre le XXIe siècle pour que les fausses informations soient utilisées comme outil d’influence. Mais ce qui est nouveau, c’est l’importance qu’elles ont prise au cours des dernières années, importance amplifiée par les «progrès» technologiques qui augmentent leur «efficacité», et le fonctionnement des réseaux sociaux qui privilégient les contenus viraux à la véracité de l’information.
Alors qu’il est urgent de mieux réguler ces réseaux et de prendre à bras-le-corps le problème de la désinformation, les grandes plateformes – à commencer par Facebook – abandonnent le fact-checking, prétextant de la liberté d’expression pour réduire de fait nos possibilités d’information.
Alors qu’il faut plus que jamais protéger le pluralisme et mettre en place des régulations garantissant l’indépendance des journalistes, de plus en plus nombreuses sont les voix qui interrogent le principe même de ce pluralisme.
Comme si la réponse aux médias d’opinion était davantage de médias d’opinion. Or, c’est exactement l’inverse qu’il nous faut : garantir les conditions de production d’une information comme bien public, socle indispensable au bon fonctionnement du débat démocratique.
Professeure d’économie à Sciences-Po Paris, Julia Cagé est coautrice de : L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias (le Seuil).
Retrouvez Julia Cagé aux «24 heures de Libé» à la Cité de la musique lors de la table ronde «Qui dit vrai ? La guerre des récits dans l’espace public», entre 14 h 30 et 15 h 30 (Grande Scène).
