Du 2 au 4 décembre, au centre Pompidou, trois jours de débats et d’échanges pour s’interroger sur les liens entre transition écologique et transition culturelle. Retrouvez tribunes et articles dans le dossier thématique dédié à l’événement.
Pour faciliter les opérations nocturnes de l’US Army, Texas Instruments met au point en 1947 la première caméra thermique. Son optique permet d’accéder à la vision de ce que nous nommons chaleur – à laquelle certains êtres non-humains, par leurs yeux ou leurs cellules photosensibles, sont familiers. Ce que nous percevons comme chaleur est en réalité une lumière invisible, une partie du spectre électromagnétique dont les ondes sont trop longues pour être détectables par nos yeux. Ainsi, lorsque nous voyons, nous fermons les yeux sur une partie de la réalité ; la caméra thermique nous permet de les rouvrir sur une nuit chaleureuse.
Aux premiers temps, cette machine de vision s’est fait compagne des dispositifs de contrôle. Nommées «thermogrammes», les images ondoyantes qu’elle produit détectent la différence de température entre les corps et leur environnement, décelant la fièvre d’un voyageur en salle d’attente d’un terminal ; le tremblement d’un migrant à l’orée d’une mer ; un adversaire ou un gibier à l’affût ; ou encore la fuite de chaleur dans l’ouvrage du couvreur ou l’embrasement d’un circuit survolté.
Transition visionnaire
Nous préférons pointer nos optiques thermiques vers d’autres visions, et nommer nos images «spectrographies» : hybridant les fantômes et les photons, elles nous invitent à engager une transition visionnaire. Car, de la manière la plus technique, la moins mystique, ces images révèlent que tout est toujours autre que ce que nous voyons. Que tout n’existe qu’en relation.
Dans nos spectrographies, les visages des humains ou des oiseaux, les feuilles des arbres, les grains de terre, les corps célestes même, participent d’une même continuité. Une onde de chaleur étreint et lie l’ensemble de ce qui est, de ce qui vit – de ce qui émet, absorbe ou réverbère chaleur et lumière. Une toiture exposée à la chaleur du soleil devient une figure. L’écorce d’un arbre caressée par une main humaine, garde sur elle un temps le fantôme de cette présence. Toute chose discrète et absentée, devient présente et universifiée. Car cette vision est l’univers.
« Désidération (Anamanda Sîn) », SMITH, 2021 Courtesy Galerie Christophe Gaillard / Modds
Cette image est le détail d’un arbre, photographié une nuit. Alors invisible à l’œil nu comme à la caméra, l’arbre s’est laissé illuminer par une caresse : une main tiède déposée sur l’écorce fait apparaître une image spectrographique. Ce que l’image dévoile, ce n’est pas une chose mais une relation mise en lumière par la chaleur.
«Cosmiciser» l’écologie
Nos spectrographies nous soignent de l’étrange cécité à laquelle nous nous soumettons. Le fond noir de l’image, comme celui du cosmos ou du sommeil, révèle une vision qui défait tout sujet et tout objet, qui relie l’ensemble du vivant et du non-vivant, fluidifiant notre regard, rendant caduque toute pensée qui ne serait pas cosmique. Tout participe de tout.
Cette vision nous invite à défaire les partages, à «cosmiciser» l’écologie, à prendre soin de l’animé et de l’inanimé, à considérer le réel le plus discret, à donner visage à ce qui n’en a pas, à rendre poreuse toute frontière. Le visible et l’invisible entrelacés.