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Le Printemps des Humanités

«Voir une machine apprendre est quelque chose de très beau»

Le Printemps des Humanitésdossier
Mobilisant les sciences et l’informatique, l’artiste Justine Emard pousse l’IA hors des sentiers battus pour faire naître de nouvelles images. Ou comment la technologie peut, aussi, poétiser le réel et donner à voir du beau.
L’œuvre «Hyperphantasia» sera prochainement visible au musée du Louvre Lens, au sein de l’exposition Mondes souterrains, du 27 mars au 22 juillet 2024. (Justine Emard)
publié le 12 mars 2024 à 5h35
Scandales sanitaires, crises climatiques, politiques de santé…, le Campus Condorcet organise le 21, 22 et 23 mars 2024 trois jours de débats et de rencontres sur le thème du «prendre soin». En attendant l’événement, dont Libération est partenaire, nous publierons sur ce site interviews, reportages et enquêtes sur les thématiques du forum. A suivre le débat sur les big data et l’IA en santé publique.

Un duo magnétique et intime, improvisé surtout, entre un danseur contemporain et son alter robotique ; des abeilles en essaim, mues par l’imprévisibilité d’un algorithme, cheffes d’orchestre d’une installation vibrante de sons et de lumières ; des images préhistoriques, inconnues des archéologues, car nées d’une IA générative patiemment familiarisée à l’iconographie d’il y a 36 000 ans…

Depuis 2011, l’artiste Justine Emard éprouve, dans ses œuvres successives, sa fascination personnelle et de longue date pour les liens qui unissent nos existences et la technologie. Un territoire peuplé de sciences pures et de promesses d’incertitude, qui, s’il était une question, pourrait s’énoncer ainsi : «que peut-il se passer lorsque l’humain et la machine se rencontrent vraiment, et quelles images ces dernières ont-elles à nous offrir» ?

Exposé en France et à l’étranger, son travail, qui lie expérimentation scientifique scrupuleuse et création artistique sensible, a notamment valu à Justine Emard, 37 ans, d’être désignée directrice artistique de l’exposition permanente du Pavillon France pour la prochaine Exposition universelle d’Osaka, en 2025 au Japon.

Elle a raconté à Libé ce dialogue beau et utile entre l’art et science, et le potentiel poétique et esthétique de l’IA.

Comment est né votre désir de travailler sur et avec la technologie, et notamment avec l’IA ?

Ce désir est né d’un intérêt, que j’ai depuis toujours, pour la simulation du réel, et pour l’idée de repousser, par l’expérimentation, les frontières de l’image. J’ai donc très tôt décidé d’appuyer mon travail sur les sciences et la technologie. Aux Beaux-Arts, déjà, j’utilisais les techniques de réalité augmentée et de réalité virtuelle, au départ dans le jeu vidéo. Ma vraie rencontre avec l’IA a, elle, eu lieu un peu plus tard, en 2016, au Japon, lorsque j’ai découvert les travaux du scientifique Takashi Ikegami, professeur à l’Université de Tokyo et grand spécialiste de la vie artificielle, avec qui j’ai travaillé.

Que désigne cette «vie artificielle» ?

C’est un domaine plus large que l’IA. Il s’agit d’un champ de recherche interdisciplinaire qui mêle informatique et biologie, et vise à créer des systèmes artificiels – sous forme de programmes informatiques notamment — inspirés des systèmes complexes observables dans la nature et chez les organismes vivants. C’est de la recherche pure, et c’est ce qui m’a plu. Ce principe de vie artificielle a guidé, par exemple, mon œuvre Supraorganism, une installation animée par un système de machine learning à partir de données collectées dans une communauté d’abeilles. En lui soumettant des données, on a pu apprendre à la machine à reconnaître une abeille, la suivre, puis à bâtir une computation de son comportement. La machine a alors pu prédire le mouvement de l’essaim, simuler sa présence, réagir en temps réel…

Qu’est-ce qui, dans nos interactions avec les machines, vous intrigue et vous captive ?

Je cherche, en me plongeant dans le code et le script, comment amener de l’inattendu, de l’imprévu dans ces programmes informatiques. Je cherche en fait ce moment précis - que je trouve magique — où la machine nous surprend, nous désarçonne. C’est le cas, en particulier, des machines autoapprenantes (machine learning) : quand l’humain ne comprend pas, ne comprend plus, ce que la machine a voulu faire… Voilà, bien plus que le résultat final, ce qui me fascine ! Et puis pour moi, voir une machine apprendre est quelque chose de très beau.

Reste, pour cela, à parvenir à donner une matérialité à l’informatique…

Cette question de l’incarnation est primordiale. Pour permettre une interaction entre la machine et le monde réel, le logiciel doit sortir de l’ordinateur. Il faut lui donner une forme. Nos sociétés sont marquées par une explosion des données, mais aussi par un manque de représentation de ces données. L’enjeu est de les donner à voir. Le résultat est un être simulé, certes, mais bel et bien présent. Cette incarnation peut passer par la robotique, à l’instar des robots humanoïdes présents dans mes œuvres Co (AI) xistence (2 017) et Soul Shift (2 018), mais aussi par le son, la lumière, la sculpture…

Dans la plupart de vos œuvres, vous explicitez le processus de création, et les étapes de fabrication, dévoilant une forme d’artisanat technologique. Pourquoi est-ce important ?

Les modèles d’IA aujourd’hui disponibles en ligne, pré-entraînés et standardisés, donnent l’image d’une technologie facile et immédiate. On n’a accès qu’au résultat, sans contexte, et sans avoir droit de regard sur les conditions de sa production. J’essaie au contraire de mettre en valeur ce processus, qui est long et laborieux, et d’en maîtriser toute la chaîne, de A à Z. Je vais chercher moi-même les données, je crée des protocoles, j’encode mes propres modèles, j’entraîne l’algorithme… C’est aussi un moyen de souligner les écueils des IA dans leur version industrialisée, qui posent de vraies questions sur l’éthique, la transparence ou le droit d’auteur par exemple.

Votre travail avec l’IA souligne la possibilité d’une harmonie avec la technologie. Serait-elle capable de poétiser le réel ?

Il est facile, avec l’IA, de tomber dans la dystopie, dans une science-fiction qui inquiète. Je pense pourtant qu’on peut faire de très belles choses avec elle. Proposer une dimension esthétique autre que les images stéréotypées générées par des programmes comme Midjourney. Pour peu qu’on personnalise le protocole, on peut sortir de cet imaginaire préfabriqué.

Comme dans votre œuvre Hyperphantasia

Absolument. Pour Hyperphantasia, j’ai utilisé le machine learning pour explorer l’origine des images, en m’appuyant sur des représentations datant du paléolithique, et vieilles de 36 000 ans. Entraîné à partir d’une base de données scientifique de la grotte Chauvet Pont d’Arc, en Ardèche, un réseau de neurones artificiels a ainsi fabriqué, et révélé, de nouvelles images de la préhistoire. Qu’une machine puisse nous aider à bâtir et visualiser une alternative au réel, je trouve ça simplement formidable.

(1) L’œuvre Hyperphantasia sera prochainement visible au musée du Louvre Lens, au sein de l’exposition Mondes souterrains, du 27 mars au 22 juillet 2024.