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Rencontre

«A perte de vue»: voyage au cœur de l’invisible

Retour sur le documentaire de Pierre et Carla Petit dans les steppes Kirghizes.

«A perte de vue» de Pierre et Carla Petit dans les steppes Kirghizes. (DR)
ParDidier Arnaud, envoyé spécial à Albertville
Journaliste - Suppléments et spéciaux
Publié le 23/10/2025 à 15h38

«Notre petite aventure n’a rien d’exceptionnel. Ce n’est ni un engagement physique ni un dépassement de soi. Je suis restée profondément honnête, en allant à la rencontre des gens. J’ai partagé mes ressentis, mes idées».

Carla Petit, 23 ans et cavalière émérite, accompagnée de son père Pierre, chef opérateur et réalisateur, ont décidé il y a quatre ans de s’en aller chevaucher à travers les plaines et montagnes du Kirghizistan, pays enclavé d’Asie centrale. Ils en ont tiré un beau documentaire, A perte de vue, multiprimé depuis sa présentation dans les festivals. L’aventure d’un père et d’une fille. Avec un petit truc en plus... Carla est malvoyante, le nerf optique déficient. Elle y voit à peine d’un œil.

«Il fallait que Carla puisse se mettre en mode découverte et en immersion totale, qu’elle prenne en charge le voyage. On allait dans ce pays pour perdre nos repères culturels et spatiotemporels. On vivait au rythme des animaux. On passait de surprise en surprise», explique Pierre.

Le voyage a été longuement préparé en amont, poursuit la jeune fille. «Je savais ce qu’on allait rencontrer comme paysages, culture ou mode d’alimentation. Mais ce qui m’a le plus touchée est l’accueil des gens qui nous ont laissés aborder leur intimité (la yourte ne dispose que d’une pièce), nous donnant à voir l’intégralité de leur quotidien, que moi, je ne voyais pas.» Derrière elle, son père complète : «La caméra, c’est le prolongement de mon œil. J’ai tout le temps voyagé avec elle. Elle n’est jamais intrusive, elle laisse le temps s’installer. On avait envie de raconter une histoire de manière progressive».

Carla analyse : «Je me suis dit que ça allait être fou, parce qu’on allait partir dans un endroit qu’on ne connaissait pas (et sans son chien, Ndlr). Enfant, avec mon handicap, on nous a souvent appris à avoir peur, ce qui m’a empêché de faire des choses. Je n’entends pas mieux que les autres. Je ne sens pas mieux que les autres. Je n’ai pas de superpouvoirs».

«Voir des trucs»

Les paysages sont magnifiques. La neige au loin, les cols qui se dessinent, les amplitudes thermiques (de moins 25 à plus 35) qui laissent pourtant la plaine se couvrir de fleurs ondulant au rythme du vent. «La taille du bouquet est proportionnelle au degré de liberté que je vais m’accorder», glisse-t-elle dans le film.

Les gens la prennent souvent par la main l’emmènent «voir des trucs». Le cheval constitue un lien social et le voyage un moment où les barrières s’envolent. Carla, pétillante de vie, se débrouille, et quoi qu’elle en dise, se dépasse, montre sans cesse son appétit de découverte, sent l’énergie avec les chevaux, cette «aura». Pierre : «Cela la nourrit et l’émeut. Elle va piocher plein de choses, essayer de trouver d’autres façons, sans la vue, d’accéder au monde». Il souligne l’avoir vue «changer», dans ce film, où, dit-il, «on se met vraiment à poil. J’adore la voir s’épanouir; elle a fait un tour d’Europe toute seule après», raconte-t-il avec fierté. «Elle teste, elle tombe, se relève mais ce sont ses choix.»

En mai dernier, au festival Aventure et Découverte de Val d’Isère, Sylvain Tesson en lui remettant un prix avait cité Blaise Cendrars qui écrivait alors : «Quand on voyage, on devrait fermer les yeux […] je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur». On rajoutera de notre côté la belle phrase d’Antoine de Saint-Exupéry : «On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux».

A perte de vue, 52 minutes, de Pierre Petit, Meije Productions. En compétition au Grand Bivouac, ce documentaire a récolté plus de onze prix lors de huit festivals.