Alors que la mort de Jacques Chirac a été annoncée ce jeudi 26 septembre 2019, nous republions cet article de Libération paru le 17 février 1995.
Question : êtes-vous de gauche ? Soudain, il a dans l'œil le noir énervement que suscitent chez lui les questions théoriques ; et au coin de la bouche une ironie plus amère que réjouie. «Bien sûr, dit-il, je suis de gauche ! Je mange de la choucroute, je bois de la bière…»
La voix n’est pas celle des Guignols, moins encore celle des discours : plus grave, plus posée. Reste pourtant de ces caricatures un zeste imperceptible de grasseyement en fin de phrase, qui se veut populaire, et des mouvements à la Gabin, des «chaloupages» d’épaulettes, quand il vient de lancer ce qu’il pense être une provocation.
Ainsi, lorsqu'il fait, devant un journaliste, de la choucroute ou de la tête de veau sauce gribiche le critère majuscule des clivages politiques. Deux secondes avant, déjà, il disait de Séguin : «Enfin, vous l'avez vu ? Ne me dites pas qu'il a une morphologie de droite ?!…»
Il vient, il y a une heure, de prononcer un discours dont certains passages pouvaient passer pour un pastiche d'Arlette Laguiller. «Les contraintes de la concurrence internationale nous imposent-elles les ghettos urbains, l'aggravation des inégalités ?» clamait-il. Il vient de se faire applaudir par 3 500 militants, qui presque tous arboraient sur leur veste cet autocollant étonnant : «Chirac : le peuple revient !» Il sait que sa seule chance d'arriver au second tour est de capter une partie des voix de la gauche volontariste, déçue par le socialisme. L'Iznogoud du libéralisme est devenu Robin des Bois : le défenseur du petit peuple.
Libération
du 17 février 1995.
Des ressemblances avec Tapie
Mais le maire de Paris n'aime pas, comme il le disait un jour à Jean-François Kahn, «les questions d'intellectuels qui se branlent tellement fort qu'ils en mettent plein les murs». La gauche, la droite, quelle différence ? «Vous voulez le fond de ma pensée ? Vous voulez vraiment ? Eh bien, très franchement, je n'en sais rien. La période la plus réactionnaire de l'après-guerre a commencé en 1983, avec le plan Delors. Etait-ce une expérience de gauche, ou bien de droite ?»
Une politique réactionnaire, en revanche, il sait ce que cela veut dire. «C'est le conservatisme, au service des privilégiés.» A ce titre, Balladur et Fabius lui paraissent donc dans le même camp : l'establishment. Là se situe, pour lui, la véritable fracture. Et quand on lui dit «gauche», il répond «populaire».
Il offre, sur ce point, des ressemblances criantes avec Bernard Tapie. Son goût du bagout, de la tchatche, et du contact physique, qui l’a fait surnommer «Serre la louche» dans sa circonscription de Corrèze ; sa frénésie d’action, sa tactique de déstabilisation de l’adversaire, fondée sur la provocation, au service de laquelle il met une vulgarité joyeuse, qui sert aussi d’écran à sa pudeur : tout ceci le rapproche du fils d’ouvrier de la banlieue nord devenu repreneur d’entreprise. Mais il partage aussi avec ce dernier un mythe du «populo», gouailleur comme une chanson de Damia ; une haine des songe-creux, et autres intellectuels.
Quatorze années de pouvoir
Le plus étonnant, chez cet énarque longtemps engoncé dans un technocratisme qui reparaît dès qu'une caméra tourne, c'est que cet engagement «populaire», disons plutôt cette sensibilité, semble véritablement sincère. Tous ceux qui le connaissent disent, depuis peu de temps : «Il a changé.» Cela signifie simplement, dans son cas, qu'il change moins souvent et moins vite d'idée, de tactique, d'avis, d'endroit et de discours.
Après avoir prêché l’Algérie française, quand il était lieutenant dans les djebels ; après avoir inventé le travaillisme à la française dans les années 70 ; et importé l’ultralibéralisme en France, en 1986 ; après avoir couru sans arrêt les responsabilités ministérielles et les électeurs de Corrèze, avec une fièvre telle qu’il semble se fuir, cet éternel adolescent de la vie politique française, ce Lucky Luke du virage idéologique a finalement accumulé soixante-deux ans de vie, dont près de quatorze années au pouvoir comme secrétaire d’Etat, ministre où Premier ministre.
Il y a là, sans doute, de quoi se calmer, avec l’âge : et c’est bien ce qu’ont constaté ses proches. Le Chirac nouveau est arrivé : Chirac-Prozac.
Des journalistes, qui le suivent depuis longtemps, jurent même avoir la mesure scientifique de cet assagissement : le mouvement des pieds, sous la table, pendant qu'il écoute, en campagne dans la France profonde, la complainte des jeunes ou des petits patrons. Il tournait autour de 150 battements minute (allegro vivace), il y a encore deux ans. Mais «le bulldozer», comme on le surnommait au cabinet Pompidou, joue aujourd'hui adagio : 70 battements minute, lors d'un déplacement à Nancy, il y a un mois.
Surtout, ses proches ajoutent un élément de plus : «Il s'est enfin trouvé» dans cette exaltation chevènementesque de la République, du changement et du peuple.
Soit. On peut, pour étayer cette thèse, se livrer au «tout petit, déjà…». Il signa dans son adolescence l'appel de Stockholm, contre le nucléaire : ce qui faillit le priver, peu après, de sa place de major de sa promotion des élèves officiers de Saumur, pour «activités subversives» ; il fréquenta quelques réunions des Jeunesses socialistes auxquelles l'avait entraîné son camarade de Sciences-Po et ami, Michel Rocard ; il vendit l'Humanité en 1952, pendant quinze jours : et force est de reconnaître qu'il est le seul des candidats actuels à la présidence à l'avoir fait (à l'exception possible de Robert Hue).
«Protéger son jardin secret»
Tout jeune, déjà, notre héros avait donc des idéaux généreux. Il est de ces rares hommes politiques français à parler parfois de la «lutte de classes». Il a, comme secrétaire d'Etat à l'Emploi, créé, en 1967, l'ANPE et l'Unedic à l'époque, le meilleur régime d'allocations-chômage du monde, il est l'auteur des lois de protection des handicapés. Il a même, à titre personnel, multiplié les actions pour cette population. On l'a vu, quand il se croyait seul, tenir la main de débiles profonds, avec tendresse, et l'air bouleversé. Il écrit des poèmes, en douce. «C'est un type à lire Saint-John Perse caché derrière une couverture de Playboy», a dit de lui Françoise Giroud.
Un jour, alors qu'il réceptionnait officiellement un charter de boat people, il note une fille en larmes. En une minute, d'un coup de cœur, il l'adopte, l'aide à se réintégrer. Elle vient, il y a peu, de se marier. Il n'aime pas en parler. Parce qu'il faut «protéger son jardin secret». Parce que, dit-il, «il n'y a pas de raisons de se laisser emmerder». Fin de la conversation.
Généreux, c'est le mot. Ce type-là est tellement généreux qu'il aimerait donner à tout le monde, aux patrons, aux pauvres, à chacun. «Mon enfance a été baignée dans un climat d'autorité certaine», a-t-il écrit dans une autobiographie non publiée (les 1 000 Sources). «Ma mère, Marie-Louise, était en admiration devant moi», dit cet enfant unique.
Son père, monté de Corrèze à Paris, petit banquier remarqué par MM. Dassault et Potez, promu directeur de société, le terrorisait par ses colères. «Je suis né par accident», dit-il aujourd'hui. Il est persuadé que ses parents, traumatisés par la mort précoce de leur première fille, dix ans avant, ne l'avaient pas souhaité.
«Personne ne fait attention à moi»
A 17 ans, il fugue, s'engage comme «pilotin» sur un bateau, pour quelques mois, avant que le paternel ne vienne le retrouver au Havre, et ne le renvoie à ses études. Il avoue à ses biographes qu'il a été «dépucelé dans un bordel d'Alger», où l'avait emmené l'équipage. Il ne s'aime pas, se trouve «physiquement pas terrible», il se juge «pas très intelligent» (ce qui est faux, disent même ses ennemis). Il se coince devant les caméras, le sait et n'y peut rien. «C'est pas ma faute, dit-il aussi souvent à ses biographes, si j'ai une gueule de droite.»
Quand il a arrêté de fumer (ses trois paquets par jour), il n'a rien dit à personne. «J'ai demandé à l'huissier qui, auparavant, vidait mes cendriers toutes les deux heures de ne pas en parler. Au bout d'une semaine, quand même, j'ai dit à ma femme, à ma fille : Vous n'avez rien remarqué ? Et elles m'ont répondu : "Ah oui, tu es allé chez le coiffeur!"» Il sourit : «Vous voyez, personne ne fait attention à moi.» Il aime les autres, sûrement : pour se faire aimer, peut-être.
Economiquement, cela se traduit aisément : il est l'anti-Delors parfait. Petit-fils d'un radical bouffe-curé : et non catho eurosocial. Pas question de partage du travail, de rigueur : «Le problème n'est pas de partager mais d'accroître le gâteau», répète-t-il.
Là-dessus, il n’a jamais changé. Depuis 1975, il est l’homme des relances, la solution-croissance, le député qui fait couler à flots les subventions sur la Lozère. Lorsqu’il quitte le ministère de l’Agriculture, les syndicalistes sont effondrés : jamais ils n’avaient reçu tant de faveurs. S’il ne refusait cette étiquette, comme toutes les autres, on le dirait «keynésien», comme on l’était à Sciences-Po dans les années 50 : interventionnisme, accent mis sur la demande.
Il est aussi antiraciste, viscéralement. Tiers-mondiste, également, il a proposé autrefois un «plan de stabilisation des matières premières» qui débordait sur la gauche toutes les idées françaises, en ce domaine. Il peut encore s'énerver, tout seul, dans son bureau de l'Hôtel de Ville : «Je ne supporte pas ceux qui parlent d'art mineur, pour ce qui vient du Sud. Le Louvre oublie les arts africains, chinois, précolombiens : notre fameux grand musée néglige les quatre cinquièmes du monde !»
Il est, disait une de ces attachées de presse, généreux «au-delà de ce qui est permis», et parfois de ce qui est permis de construire. Jusqu'à faire accorder à des promoteurs corréziens des passe-droits pour la construction d'une marina (scandale de Bormes-les-Mimosas, en 1969) ; jusqu'à accorder à un Corrézien un passe-droit fiscal de 2 millions de francs (scandale Mouly, en 1968). Jusqu'à avoir cherché à devenir secrétaire d'Etat à l'Aéronautique… sans doute pour remercier de son aide Marcel Dassault, le vieil ami de la famille : puisque c'est l'avionneur qui a payé, en 1967, un journal électoral à son poulain.
Une franchise souvent surprenante
«Chirac ? C'est simple, résume un proche de Mitterrand, qui l'a bien connu lors de la première cohabitation. Il est délicieux dans le privé. Et toujours de l'avis du dernier qui a parlé.»
Au tout départ, le dernier qui parlait s'appelait Pompidou. Jacques Chirac, qui parle de lui avec une franchise souvent surprenante, reconnaît volontiers être influençable. «Je fumais des Gitanes. Mais, comme Pompidou fumait des Winston rouges, je me suis mis aux Winston rouges.» Puis ce furent Marie-France Garaud et Pierre Juillet, qui parlèrent en dernier. Les père et mère Joseph de Pompidou étaient tout, sauf progressistes. C'est peut-être ce qui lui a fait négliger le peuple. En 1986, il est influencé par les libéraux, supprime l'impôt sur les grandes fortunes, l'autorisation administrative de licenciement. Aujourd'hui, les thèses gaullistes de gauche de Philippe Séguin jouent également un rôle…
Son analyse de la situation est simple. «Il y a une dérive monarchiste de nos institutions qui est inacceptable. Elle a commencé sous Giscard, a explosé sous Mitterrand.» Le moindre conseiller technocrate de l'Elysée intervient, décide. «C'est là que réside le cœur de la crise politique.» «La spéculation a été encouragée, au détriment de l'investissement réel.» Là est le nœud de la crise économique.
On le sent, là-dessus, motivé et sincère. Tout son héritage radical-IIIe République remonte, qui sent le terroir, les «petites gens», les banquets républicains et les dîners familiaux, où son père, bien que banquier parisien, n'en faisait pas moins «chabro», en versant le vin dans la soupe quotidienne. Là-dessus, à 62 ans, il s'est effectivement trouvé.
Reste à trouver le programme. Les remèdes qu'il avance, pour l'heure, sont bien moins convaincants : puisqu'il en semble moins convaincu. Ils visent «la France de l'initiative […] celle des salariés, des entrepreneurs petits et grands, des commerçants, des artisans et des professions indépendantes» unanimement confondus ; et se limitent à des réductions de charges au profit des entreprises. Comme en 1986. Cela n'en fait certainement pas un programme «de gauche». Mais encore une fois, répète-t-il, il ne sait pas ce que cela signifie.