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30 ans, 30 portraits

Nicolas Sarkozy, quand il sera grand…

30 ans, 30 portraitsdossier
Maire de Neuilly à 28 ans, ministre du Budget et de la Communication, le porte-parole de campagne d’Edouard Balladur a la boulimie des postes. Ce vieux jeune homme, qui a retrouvé son père sur le tard, se donne dix ans pour arrêter la politique.
(Patrick Messina)
publié le 7 mars 1995 à 2h23
(mis à jour le 2 décembre 2024 à 6h58)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans avec un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, rendez-vous en mars 1995, à la mairie de Neuilly…

Quand il sera grand, Nicolas Sarkozy arrêtera la politique. Il reprendra peut-être son métier d’avocat. Celui qu’il exerça jusqu’en 1988. Celui de sa mère. Malade, «Dadu» vit ces temps-ci chez lui, à Bercy. Près de sa compagne, Cécilia, ex-femme de l’animateur Jacques Martin. Dadu a élevé seule le futur ministre et ses deux frères, à Paris puis à Neuilly. Elle fut aidée par leur tante, «Tatie», avec qui Nicolas déjeune tous les mercredis : l’ex-porte-parole de Balladur est un bon garçon mais il a vieilli un peu vite. D’ailleurs, à 40 ans, il «déteste la nostalgie», et ne regarde dans le rétroviseur que pour obliger la presse. Il songera plus tard à sa jeunesse : à cette époque si courte, pour lui «si longue», qui fut sa salle d’attente. Quand il sera grand, ou fatigué. «Dans une dizaine d’années», précise-t-il. «Alors, je ne serai plus prêt à payer le prix, très lourd, de tout ça.» Tout ce qui lui fait dire des petites phrases cyniques, comme : «Ce qu’on vous donne, c’est toujours en plus.» Il dissimule un bâillement, jette un œil sur sa montre, gratte une jambe nerveuse. Il a lâché son scoop : le cynique maître à grimper d’Edouard, le petit Nicolas veut prendre un jour sa récré. «Quand je dis cela, s’énerve-t-il, personne ne le croit. Comme personne ne croyait que je serais maire de Neuilly à 28 ans, puis député, puis ministre. On oublie qu’en politique, je suis un vieux. J’ai l’âge pour une seconde carrière, et si j’aime le pouvoir, il ne me grise plus. Ceux qui passent ma porte n’ont que des reproches ou des demandes à formuler. Vous croyez que c’est drôle ?»

Son ami d’enfance, l’avocat Jean-Marie Chaussonnière, a suivi ce vieillissement cellulaire accéléré : «A 22 ans, il vivait déjà comme quelqu’un qui a dix ans de plus que son âge. Il s’ennuie avec ceux de sa génération. Il est comparable à Mitterrand, bien qu’il ait encore la couche d’idéal indispensable.» Rattrapé par sa précocité, le fort en thème l’est aussi par les biographes. Un premier livre vient de paraître. Le second, celui d’Hervé Algalarrondo, journaliste au Nouvel Observateur, dont l’ouvrage suivra bientôt. «Des biographes à quarante ans ? s’inquiète la proie. Ça signifie que je suis près de la fin.» Tout Sarkozy est là : menuisier lucide, il a raboté le bois qui chargeait sa langue. Reste une sincérité cousue main : arme fatale du politique qui, sans cesse, reforge son image sous les coups des autres. Par exemple, son appétit de médias (il travaille avec télévision et radio ouvertes) : «Les carrières politiques seront de plus en plus courtes. Quand l’échec approche, inéluctable, les médias reprennent ce qu’ils ont donné. La suspicion, la dérision, les heures que nous alignons à la télé, moi et mes marionnettes, toute cette omniprésence aura des conséquences. J’en tiens compte dans mes plans médias. Je suis sans illusion.» Ou encore sa boulimie de postes et de certitudes : «Ceux qui ont mis en exergue mes défauts ne m’ont rien appris : je leur ai tout pris. Je suis une éponge. Mais qu’ils se rassurent ! Je me suis corrigé. Je ne ferai pas de rechute.» Toujours, jusque dans le moindre mot, cet éclat triste de hussard vieilli, énergiquement teigneux, un peu gavroche, très éloigné de l’Epinal enfant-chic-et-balladurien que jamais il ne fut. Mais que fut-il, au juste ?

Voilà un an, à l’occasion d’un voyage officiel en Hongrie, Nicolas Sarkozy s’est rendu à Bocsa, village natal de son père, qui l’accompagnait. Depuis quelques années, ce dernier apparaît souvent sur les photos officielles ou familiales. A la signature du livre consacré par le ministre du Budget à Georges Mandel, à la récente communion de l’un de ses deux petit-fils. Grand homme solide, à sourire vaste, paraissant plus insouciant que sa progéniture. Nicolas Sarkozy semble réconcilié avec lui, mais n’aime pas l’évoquer. On ne parle pas comme ça d’une aussi longue absence. Même dans un plan média. On dit plutôt qu’on a souffert, et comme un grand homme, on en tire une loi générale : «Un homme, c’est comme une plante. S’il ne pleut pas sur lui, il sèche. S’il pleut trop, il pourrit.»

Il a donc plu ce qu’il fallait sur Nicolas Sarkozy. Dans l’après-guerre, son père Pal fuit clandestinement la Hongrie communiste. Il rejoint Munich, passe en France, s’engage dans la Légion, la quitte, rencontre Dadu, sa première femme, lui fait trois enfants, la quitte. A 34 ans, Dadu doit travailler. Pal monte un studio de publicité, réussit, achète une maison à Ibiza, épouse d’autres femmes. Il aide peu son ex-foyer. Dadu et ses trois fils s’installent à Neuilly. Nicolas porte jeans, cheveux longs et, en 1974, milite à Nanterre pour Chaban-Delmas, au cri de «Chirac, traître». «Il était beaucoup moins conformiste que ses frères, plus bourgeois», résument ses amis. Pour payer ses études de droit, il vend des glaces ou des fleurs. Pal ne voit guère Nicolas. «Il n’a vraiment recherché son fils que lorsqu’il a réussi Sciences-Po, dit un ami. Ce jour-là, il lui a offert une montre.»

Derrière la politique, et dès les années 70, les passions secondaires du jeune homme sont fixées : cyclisme, football, histoire et Johnny Hallyday qui accompagne toute sa vie Nicolas. Lorsqu’il partait en vacances en Charente-Maritime, l’enfant amenait sa collection de 45-tours du chanteur. Trente ans passent. Johnny est devenu réalité ; ou plutôt, corrige Jean-Marie Chaussonnière, «Nicolas vit son rêve : il a croisé ceux qu’ils voulaient croiser». Le 24 janvier, pour ses 40 ans, le ministre a invité quarante dîneurs chez Giulio Rebellato, restaurant chic italien. Il n’y a, outre ses deux sganarelles, Brice Hortefeux et Thierry Gaubert, que Jean-Marie Chaussonnière : l’amphitryon n’a invité ni ses frères, ni ses autres témoins de jeunesse. A la place, il y a Didier Barbelivien, Martin Bouygues, Bernard Arnault, Michel Denisot, Patrick Devedjian. Soudain, sur ce gratin, l’ombre de Johnny se lève, grimaçante : Patrick Balkany, l’incontrôlable et bétonneur député-maire RPR de Levallois-Perret, chante : «Gabrielle… Mourir d’amour enchaîné». L’année précédente, la chanson avait été fredonnée par Alain Carignon. Et c’est pourquoi, quand il sera grand, Nicolas Sarkozy arrêtera la politique.

Nicolas Sarkozy en 8 dates : 28 janvier 1955 Naissance à Paris. 1974Trésorier de la section UDR de Neuilly. Juin 1975 Première intervention remarquée, aux assises du mouvement, à Nice. 1977 Elu conseiller municipal sur la liste d’Achille Peretti, maire de Neuilly. 1983. Souffle la mairie de Neuilly à Charles Pasqua, après la mort de Peretti. 1988 Elu député. Secrétaire général adjoint du RPR. 1993 Ministre de la Communication. Et du Bugdet. Février 1995. Sortie d’une biographie, Nicolas Sarkozy, par Anita Hausser, éditions Belfond.

Making-of: «A la fois séducteur et voyou»

En 1995, Philippe Lançon vient d’intégrer le service Portraits, minuscule enclave transversale où il s’agit de commander, relire mais aussi évidemment d’écrire des portraits. Juste avant, Lançon sillonnait les Hauts-de-Seine pour l'éphémère service Métro de «Libé». Il y avait croisé Nicolas Sarkozy dans sa grosse mairie mafflue de Neuilly. Parfois quand on fait une Der, on y va à l’aveugle et on joue l’effet de surprise pour le journaliste comme pour le portraituré. Parfois, les deux protagonistes se sont déjà fréquentés. Lançon: «Sarko est à la fois un séducteur et un voyou. Avec lui, tu ne t’ennuies jamais. Et dans ce cas-là, le taux de résistance morale baisse. La morale, ça compte, mais il n’y a pas que ça. Un portrait doit aborder toutes les facettes du personnage.» Sarkozy n’avait pas aimé la chute du papier. Il y voyait l’annonce de sa perdition future pour cause d’implications dans des affaires diverses. Ce n’était pas le propos de Philippe Lançon. Mais parfois le papier a un inconscient prémonitoire. Avec Sarkozy, ils s’étaient revus de loin en loin ensuite. Le futur président lui offrant les chocolats dont il se privait. Et Sarko avait alterné reconnaissance aigre et récriminations admiratives, mariant bâton et carotte, en bête politique ne torpillant jamais la relation nouée avec un observateur futur, aussi féroce puisse être celui-ci.

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