Bien qu'on fût au mois de juin, il faisait un froid piquant. Soixante ans plus tard, Robert Corce serre encore contre lui une couverture imaginaire. «J'avais 14 ans et je venais de rentrer aux chantiers navals de La Ciotat. Je me souviens très bien du choc à mon arrivée dans la cour, les hommes vêtus de sombre, chapeaux mous, avec des figures mangées de moustache et de barbe. Des vieillards. Ils devaient avoir 25 ans. Je me disais: je vais devenir comme eux.» Le 4 juin 1936, la grève démarre aux chantiers, qui font vivre l'immense majorité des 12.700 habitants de la ville. «A la maison, quand je voyais ma mère enceinte, j'en pleurais. Une bouche de plus. On ne savait pas exactement ce que demandaient les syndicats, mais on s'est jeté dans la bataille sans tergiverser. On n'en pouvait plus. Nous, ce qu'on voulait, c'est vivre.» En quinze jours, les grévistes bouclent leur victoire. «Et là, tout est devenu fou.» Le temps d'un été, cet été 1936, La Ciotat l'ouvrière va changer de peau, sauter la barrière sociale et «se taper la vie des rupins».
Jambes fines, taille bien prise, l'oeil impatient comme une guêpe, Joseph Carmagnolle adore poser son âge en devinette. 80 ans. Si, si, 80 ans. Lui aussi est un ancien des chantiers. «D'entrée, avec la première paye d'après-grève, je suis allé chez Maillard acheter des chaussures en peau de serpent. Puis le costume sur mesure, un patte d'éph' avec des poches demi-lune. La chemise aussi. Jusque-là, je n'avais jamais porté autre chose qu'un