Menu
Libération
Archive

Claire Bretécher, fine de claire

En 1998, «Libération» publiait un portrait de Claire Brétécher, à l'occasion de la sortie de son cinquième «Agrippine». Nous le republions à l’occasion de sa mort, ce mardi 11 février 2020.
Claire Bretécher en 1979. (Liselotte Erben/Photo Sygma. Getty Images)
publié le 19 novembre 1998 à 14h38
(mis à jour le 11 février 2020 à 13h37)
On voit volontiers dans la fracture du talon qui immobilise Claire Bretécher une malicieuse allégorie. Ou comment l'activité (elle montait sur le toit pour réparer une gouttière quand elle chut) se révèle périlleuse pour celle qui s'est toujours plu à croquer des personnages avachis, perclus de soucis existentiels, dont le plus épineux pourrait se résumer ainsi: peut-on changer le monde en en fichant le moins possible ?

Dans son appartement au dernier étage d'un parking en colimaçon, on traverse des pièces en enfilade, dont l'ameublement hétéroclite ­– meubles Niki de Saint-Phalle, boiseries, tomettes rustiques au sol, baies vitrées –­ sied parfaitement à cette blonde toujours juvénile, que l'on imagine vadrouilleuse mais qui réfute d'emblée: «Quand on fait de la bande dessinée, on mène une vie d'escargot.» Depuis plus de vingt ans, la bave s'amasse en une sacrée mousse: Bretécher s'est taillé un beau massif dans la forêt clairsemée des dessinateurs d'humeur.

Sa méthode? Tordre les tics d'une époque via des héros pas franchement héroïques, cossards et butés. Dans les années 70, ça donne les Frustrés, qui témoignent, mieux que mille thèses de troisième cycle, des agitations en cours. Ses personnages discutaillent des qualités du sucre de gauche (brun et brut) opposé au sucre de droite (blanc et lisse), érigent l'affalement en art de vivre et osent quelques sorties de ce type: «Quand je manque de calcium, il m'arrive d'attaquer le dogme.» Gauchiste, bien sûr. Voilà l'une des multiples contradictions qui fait le piquant de Claire Bretécher: profondément de gauche mais antigauchiste, travaillant au Nouvel Obs, mais y raillant sans cesse le bon esprit éclairé, limite gauche caviar. «Les communistes, puis les Mao, avaient un discours quasiment nazi. Il fallait vraiment être con pour soutenir la Chine. Si on s'opposait à eux, on était forcément réac. En 1981, j'étais ravie que l'alternance joue, mais je détestais Mitterrand.» Maintenant, dit-elle du bout des lèvres, la chose publique ne l'ennuie plus autant.

Il y a dix ans, lassée de ses quadras torturés, Bretécher invente Agrippine. Une ado féroce et larguée, nantie de potes aux noms flamboyants (Moonlight Mollard, Melfrid Potetoz, Persil Wagonnet) et usant d'une «novlangue». Exemple: quand Agrippine prend vapeur avec ses biomanes et qu'elle tente d'appeler sans succès un gnolgui dont les deux lignes de biniou sont busy, il arrive qu'elle laisse Bouygues (1). Ces jours-ci sort le cinquième album d'Agrippine, toujours craquant mais plus aussi crissant, ce que l'auteur reconnaît sans détours: «J'en ai un peu marre des états d'âme des ados, il n'y a plus beaucoup de surprises.»

Inventer autre chose? Haussement d'épaules. Car Claire Bretécher, dont la langue tient plus de la vipère (sans venin) que du bois, dont le trait d'esprit éclipse le trait de crayon pourtant limpide, a la particularité, outre son état de rare femme (connue) dans un milieu férocement masculin, d'organiser elle-même ses petites affaires. Autoédition et indépendance: «J'avais envie qu'on me foute la paix. Ça demande beaucoup d'énergie, mais on gagne plus d'argent. Et puis les éditeurs sont tellement paternalistes.» Bretécher revient sur son passé comme on visite, longtemps après, un lieu honni. Elle évoque une enfance nantaise d'une «étroitesse totale», bourge et catho, entre un père juriste et une mère tardivement venue au travail. «On se croyait au Moyen Age. Des gueules de mères de famille satisfaites, arborant lodens et chapeaux, dont j'avais oublié l'existence jusqu'à la manif anti-Pacs. Je n'avais rien à faire dans cette famille. Le dessin m'occupait beaucoup. C'était la promesse de la fuite.» Montée à Paris au tout début des années 60, elle case quelques illustrations au groupe Bayard, avant de rencontrer René Goscinny, le père d'Astérix. «Il était très timide et courtois. Tout de suite, il m'a passé commande d'un truc ­– que j'ai d'ailleurs raté.» L'âge d'or de la BD voit naître des flopées de magazines, et chaque journal met un point d'honneur à proposer ses histoires maison.

«J'ai toujours été bien reçue, sauf à Elle. Ce fut horrible. J'aurais adoré bosser là-bas, mais elles m'ont jetée sans ménagement. J'ai mis vingt-cinq ans avant de passer l'éponge.» Le coup fut d'autant plus vexant que Bretécher, à l'époque, fait montre d'un féminisme encore peu répandu. La fibre lui vient de la maman, qui, malgré sa «totale soumission», enseigne à sa fille le goût du boulot plutôt que de la dot. «J'ai grandi dans une famille dominée par les femmes, où les hommes étaient des crétins.» Pendant longtemps, Bretécher crève la dalle à Paris. «J'étais un peu gourde, complètement fauchée. J'habitais dans un carton, je vivais avec une espèce de jules minable. Aujourd'hui, on porte au pinacle cette période, mais c'était atroce! On se faisait avorter tous les cinq minutes, il fallait toujours trouver quelqu'un chez qui squatter.» La France gaulliste commence à se fissurer, les yé-yé émergent, qui lui tapent illico sur les nerfs.

Quand Mai 68 arrive, elle sort juste de la dèche. «Je travaillais à Spirou, les manifs ne m'ont jamais intéressée. C'était un truc pour étudiants dorés sur tranche.» Non loin de la vision acide d'un Houellebecq (dont elle n'arrive pas à terminer le bouquin), Bretécher se défend cependant de tout moralisme. On imagine qu'elle a fait son miel d'une sexualité enfin libérée par la légalisation de l'avortement puis de la contraception ­ mais elle ne s'étend guère. Rappelle juste qu'«être enceinte sans le vouloir, c'était la même chose qu'avoir un cancer». Son fils est arrivé sur le tard, elle avait 39 ans et n'en demandait pas tant. Un gynéco lui balance: «Vous êtes stérile comme un pavé», elle arrête la pilule, rencontre un mec et hop. «Ça tombait bien, c'était le père idéal. S'il m'arrivait quoi que ce soit, je savais que je pouvais lui refiler.» Là, le père comme le fils se portent à merveille, le gamin se virilise, «rugby et tout», ce qui fait dire à sa mère, dans un sourire un peu défait, qu'«elle ne comprend vraiment rien aux mecs».

A croire qu'elle a passé l'âge des convenances, mais on doute fort qu'elle ne s'y soit jamais pliée, Claire Bretécher évoque sans fard ses travaux publicitaires («Je suis bien contente de toucher le chèque») comme ses addictions antérieures (picole et coke), sa solitude farouche («J'ai toujours eu horreur des groupes») comme son attrait pour la peinture. Ces temps-ci, l'art est la seule chose qui suscite la curiosité d'une femme résolument en marge –­ malgré l'appart somptueux, le mari proche de Rocard, les copains médiatiques –­ et que l'on verrait bien tourner en dérision, à l'occasion d'une prochaine histoire, le plus atroce de ses déboires actuels: la chaise roulante. Dans les Bijoux de la Castafiore, le capitaine Haddock y passe le plus clair de son temps, grognon comme jamais, mais ni lui ni personne, affirme Bretécher, n'ont «jamais dit à quel point ça donnait mal au cœur».

(1) Quand Agrippine tente d'appeler un mec dont les deux lignes de téléphone sont occupées, il arrive qu'elle laisse tomber (tomber = béton = Bouygues).

Claire Bretécher en 10 dates.

17 avril 1940. Naissance à Nantes.

1963. Première collaboration avec René Goscinny.

1965-1966. Travaille au journal Tintin.

1969. Travaille à Pilote.

1967-1971. Travaille à Spirou.

1975. Participe à la fondation de l'Echo des savanes.

1973. Début des Frustrés et collaboration au Nouvel Observateur.

1975. Premier album des Frustrés.

1988. Premier album d'Agrippine.

Novembre 1998. Sortie d'Agrippine et l'ancêtre.