C'était le lundi soir, après le collège. Les devoirs attendaient et on découvrait l'humanisme de gauche et la social-démocratie dans l'Obs'. Viendraient ensuite la fac et l'approche libertaire de la société dans Libé. Tout ça pour dire que les idées de Jean Daniel, on les fréquente depuis près d'une génération. Et que, nostalgie aidant, on ne peut s'empêcher de trouver ses positions estimables, ses erreurs intéressantes et ses vanités vénielles. Le petit juif pied-noir venu d'une famille pauvre et très «française» s'est réinventé en Pénélope de bonne volonté ravaudant sans cesse le tissu des amitiés israélo-palestiniennes, brandissant un pacifisme dubitatif pour tenir à distance sa hantise des fondamentalismes. Le philosophe de formation que fascine le cardinal Lustiger a résisté à la tentation de la conversion par l'étude des religions et a remplacé le prêche par l'édito, genre allégrement qualifié de «sermonneur». L'admirateur de Gide a réussi son retour d'URSS, accueillant Soljenitsyne à l'heure où le PCF de Marchais terrorisait la gauche, dénonçant les totalitarismes rouges, mais n'assimilant pas communisme et nazisme, Goulag et Shoah. Le «jeune frère» de Camus a porté haut le drapeau de la «deuxième gauche», celle de Mendès, Rocard, Delors, mais sans jamais verser dans le néolibéralisme, dans l'assujettissement aux lois du marché, comme beaucoup d'apologues de la société civile. Jean Daniel, lui, s'il aime traiter d'égal à égal avec les chefs d'Etat et les écrivains, tient les patrons pour quantité négligeable. Et, gauche caviar ou pas, il tombe toujours «du côté des proscrits, des exclus». Et, puisqu'on n'est jamais si bien servi que par soi-même, Daniel s'apostrophe ainsi à la deuxième personne d'un pluriel de majesté dans ses derniers Mémoires : «Vous êtes pour la nation et non antiaméricain. Pour la cause du Kosovo et contre la guerre. Pour un procès radical des moeurs de la presse et contre Régis Debray... C'est vrai. Cela s'appelle la liberté.»
Intelligent mais pontifiant. Clairvoyant mais imbu de sa superbe. Conseiller des princes se prenant pour le prince des conseillers. Voilà ce dont grince le Paris des médias, milieu très girouette qui, ces temps-ci, se jette au cou des éradicateurs, des inquisiteurs, des désengagés. A l'étude, le caractère de Daniel semble plus complexe. Un ex-de l'Obs' : «Il est à la fois boursouflé d'assurance et d'un humour dévastateur envers lui-même. Surjouant sa caricature. Limite autodestructeur.» Un responsable de la rédaction : «Il a un peu le caractère de Chateaubriand : narcissique, égocentrique, mais également brillant, fidèle, courageux.» Daniel, lui-même, ne fait rien pour s'inscrire en faux contre sa légende. Il commence par : «Je suis tout sauf un modeste.» Il s'autoflagelle avec ironie d'un : «J'ai la réputation de n'avoir aucun humour. C'est que mon propos est souvent grave, mon visage semble habité par les malheurs du monde.» Mais, l'autoanalyse sonne la plus juste quand il écrit : «Le pessimisme et le doute n'ont jamais été chez moi compensés que par l'hédonisme et le sens du sacré. Par l'orgueil (la vanité ?) aussi.»
Surtout, Daniel a un rapport compliqué avec la reconnaissance, avec les honneurs. Il est ce jouisseur qui en raffole et ce penseur qui ne s'en rassasie jamais, torturé par une exigence folle qui le garde en éveil, la curiosité en alerte, l'esprit en alarme. Une exigence qui le voit rétorquer à ceux qui se réjouissent d'avoir décroché l'interview d'un premier ministre : «Et pourquoi, on n'a pas le président ?»
Un soir d'octobre, à la maison de l'Amérique latine, dans le quartier des ministres et des éditeurs. Anniversaire de ses 80 ans, remise de la Légion d'honneur. Ils sont tous là, venus rendre hommage à cette «grande conscience de gauche», à ce «vieux guetteur». Jospin, Rocard, Riboud, BHL, Nora, Lustiger, Elisabeth Badinter, Ockrent, Sinclair, Pivot et aussi Lucchini, Fanny Ardant, Anouk Aimée. Le onzième fils du minotier de Blida pourrait verser dans l'autoautocélébration. C'est le jour ou jamais. Mais non, il préfère braquer les projecteurs vers celle qui le décore, vers Germaine Tillion, 92 ans, résistante avant l'heure, déportée, lutteuse anticolonialiste, qui, dit-il, «sait à chaque fois ce qu'il faut faire» quand lui se reproche d'ergoter, d'hésiter. Peut-être cette vieille dame rayonnante lui rappelle-t-elle Mathilde, sa sœur aînée, sa sœur adorée, qui le prit en charge quand sa mère, exténuée par sa «naissance tardive et non désirée», cédait à des crises d'épilepsie.
Les hommages déferlent. Mais les «marques de respect» prennent le pas sur les «témoignages d'admiration». Et il déteste se sentir doucement, lentement, poussé en dehors du cercle des pouvoirs. Il dit : «Vieillir est un affront.» Il sait que sa superbe de lion romain, sa majesté de patricien cuivré, bientôt se terniront. Qu'il commence à lui venir de ces fragilités lasses qui émeuvent vos proches et vous font rager. Que d'Ormesson, rival et complice, ne répétera pas ad libitum que «Daniel est de plus en plus beau à mesure qu'il vieillit.» Il veut se convaincre que d'«avoir toujours regardé en arrière, de s'être toujours enveloppé de passé» un peu Proust, un peu Bergson, pourrait lui servir de talisman et arrêter le temps. Il dit : «Ça me révolte. Je vais résister.» Il pressent que ce ne sera pas si simple. Il continue à nager au soleil, mais ne joue plus au tennis. Il déjeune d'un steak-purée quand la veille, il a forcé sur le Bordeaux ou trop picoré dans les assiettes des autres). Il signe toujours ses éditos qu'il dicte en marchant. Ne vient au journal que deux jours par semaine. Mais ne passera jamais vraiment la main. Un journaliste : «Il en mourrait.» Les jeunes loups de presse, eux, hésitent entre louer le brio intact de ses réflexions et s'étonner de la sédimentation de ces univers où rien ne vient déboulonner les gérontes magnifiques, ni l'épuisement, ni les coups de force, ni l'âge de la retraite. Jean Daniel connaît les grandeurs et les limites du pouvoir intellectuel, du magistère moral. Mais il l'a toujours préféré aux responsabilités politiques. Un bref intermède à 25 ans comme nègre d'un président du Conseil de la IVe République l'a vacciné. Ensuite, il a pu guigner les postes d'ambassadeur ou de ministre des Affaires étrangères auprès de Mitterrand, son amour-haine. Mais c'était pour mieux les refuser, pour mieux reconquérir cette indépendance sourcilleuse. Il reconnaît : «Me courber devant quelqu'un m'est impossible. Même devant le premier personnage de l'Etat.»
Il lui reste à écrire encore. En écrivain… Il se serait bien vu Malraux, Hemingway, Nizan. Il fut l'ami de Camus, d'Alejo Carpentier, de Kundera. «De vrais coups de foudre», se souvient-il. Mais ces proximités l'autorisaient à se distraire dans l'immédiateté, à se disperser dans l'actualité. A parcourir le monde, à en rencontrer les grands hommes, à en saisir les plaisirs. Tout en refusant que quiconque ait prise sur son emploi du temps. Comme son père, Jules, sur le chemin de la gare, laissait flotter le doute sur ses intentions, n'avouant jamais qu'il allait prendre son train habituel.
Jean Daniel en 9 dates
1920 : Naissance à Blida, en Algérie.
1942 : Participe à la libération d'Alger. Puis s'engage dans la division Leclerc.
1946 : Attaché à la présidence du Conseil des ministres, auprès de Félix Gouin.
1954 : Entre à l'Express.
1964 : Fonde le Nouvel Observateur.
1991 : Les Religions d'un Président (Grasset).
1996 : Dieu est-il fanatique?, essai sur «une religieuse incapacité de croire», (Arléa).
1998 : Avec le temps, carnets 1970-1998 (Grasset).
2000 : Soleil d'hiver, carnets 1998-2000.