Cette chronique télé de Sorj Chalandon a été publiée dans Libération en janvier 2005.
«Ces horreurs innommables, Claude Lanzmann leur a donné un nom définitif : Shoah.» Nous sommes à la bibliothèque du Sénat, au milieu de la lumière poudrée, du bois patiné, du cuir ancien et du silence. Jean-Pierre Elkabbach reçoit Claude Lanzmann (1).
«"Shoah", vous l'avez trouvé comment ? Parce que vous n'aviez pas d'autre mot pour définir l'extermination ?» «J'ai travaillé pendant presque douze ans à ce film sans avoir de nom pour ce film. Et d'une certaine façon, je trouvais cela très bien parce que ce qui s'est passé était, à la lettre, innommable. Donc il ne pouvait pas y avoir de nom pour cela», répond Lanzmann. Il parle élégamment, en respectant chacun de ses mots. «Par-devers moi, quand je parlais de ce que je faisais, je disais : la chose. Même le mot "événement" n'était pas adéquat. Pourtant un film doit avoir une nationalité, une citoyenneté pour des raisons administratives. J'ai eu des noms, mais aucun n'était satisfaisant. Et à la fin, je me suis résolu pour "Shoah", qui était un nom hébreu.» «Vous connaissez l'hébreu ?» «Non, justement. J'ai choisi ce nom parce que je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire. C'est un nom que des rabbins ont trouvé dans la Bible après la guerre. "Shoah" signifie catastrophe, destruction, mais cela peut être aussi bien une catastrophe naturelle. Le mot donc, même par ceux qui parlent hébreu, est complètement inadéquat. Un tsunami, c'est un phénomène de shoah.» «Mais à ce moment-là, il y a beaucoup de shoahs ?» interroge le journaliste. Lanzmann sourit. «Oui, il y a beaucoup de shoahs mais il y a une seule Shoah.» Il reprend. «Ce nom, je l'ai choisi parce que je ne comprends pas l'hébreu et parce que c'était un nom très court, parce qu'il était opaque et un peu infracassable, comme un noyau atomique. Pour la première du film au théâtre de l'Empire, Georges Cravenne me dit : "Quel est le titre du film ?" "Shoah." "Cela veut dire quoi ?" "Je ne sais pas." "Mais enfin, il faut traduire ! Personne ne comprendra !" Et j'ai dit : "C'est ce que je veux, que personne ne comprenne." Alors ils m'ont pris pour un fou. J'ai bataillé, véritablement et, paradoxalement, le nom du film Shoah est devenu éponyme, a désigné l'événement, et a été un acte radical de nomination. On dit : la Shoah, maintenant.» «Ou Shoah», ajoute Elkabbach, stylo levé. «Non. Shoah, c'est le film. A des gens qui me disent : "Claude Lanzmann auteur de la Shoah", je réponds : non.» Il tape le bureau du plat de la main. «L'auteur de la Shoah, c'est Hitler. Lanzmann, c'est l'auteur de Shoah.»
(1) C'était samedi à 13 heures, Bibliothèque Médicis sur Public Sénat.