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Libération

Taubira cherche son chemin de fronde

Seule rescapée de l’aile gauche du gouvernement, la ministre de la Justice pèse-t-elle encore ?
Lundi à l'Elysée, lors des voeux de François Hollande au gouvernement. (Photo Sébastien Calvet)
publié le 5 janvier 2015 à 19h36

Frondeuse de l’intérieur ou leurre politique ? Au panthéon des personnalités de gauche depuis qu’elle a mené la bataille du mariage pour tous, Christiane Taubira, 62 ans, cultive sa singularité au sein d’un gouvernement qui s’éloigne pourtant de plus en plus de sa doxa politique. On pensait la voir partir à la faveur du remaniement de la fin août, quand ses complices Montebourg et Hamon ont fait leurs cartons. Mais la garde des Sceaux, qui a quitté ses mandats locaux en devenant ministre, a préféré rester au sein du gouvernement Valls II.

Pour mener à bien deux réformes qui lui tiennent à cœur, dit-elle : le projet de loi sur «la justice du XXIe siècle», dont le premier volet est annoncé pour le premier semestre, et la justice des mineurs, au calendrier plus incertain. Mais son isolement lui laisse-t-il suffisamment de poids pour imposer ses convictions sur ces deux textes ?

Habile. Tout récemment, l'élaboration de la loi Macron a plutôt montré une ministre de la Justice dépossédée. Le fait que la réforme des professions juridiques réglementées soit inscrite dans une loi portée par le ministre de l'Economie l'a fragilisée aux yeux des avocats et des notaires. Habile, Taubira a tenté d'en tirer partie en endossant le rôle d'avocate des professionnels du droit contre une vision purement «économiste» du monde de la justice (lire page 5). Au risque de devenir la pasionaria des notaires et des huissiers, catégories professionnelles pas franchement connues pour leurs sympathies à gauche… A la veille de la présentation de la loi Macron, elle se fend ainsi d'une tribune musclée dans le Monde, très critique vis-à-vis du projet de loi de son collègue. Le lendemain, lors de la conférence de presse dirigée par le Premier ministre, elle rappelle encore que «tel que ce texte a été annoncé, il y [avait] une inquiétude très forte et très légitime» et prend la liberté de citer Montebourg, le prédécesseur de Macron à Bercy. Leur différend sur les professions réglementées était connu, mais elle «ne [lui] renie pas son amitié», glisse-t-elle, installée à 50 cm de Valls. Cette posture dedans-dehors fait s'interroger ses interlocuteurs. «Au niveau de ses discours, il n'y a rien à lui reprocher. Le problème, c'est que dans la pratique, il n'y a rien, regrette Jean-Jacques Gandini, président jusqu'à peu du SAF, le Syndicat des avocats de France (gauche). Sur la réforme Macron, ou bien il fallait qu'elle tape du poing sur la table, ou alors il fallait qu'elle aille voir ailleurs !»

Partition. Même si Christiane Taubira a dû revoir à la baisse l'ambition de sa réforme pénale, elle a bien abrogé les peines planchers. Cette année encore, le budget justice augmentera (+2,3%). Mais au rang des espoirs déçus, la gauche judiciaire reproche à la ministre de ne toujours pas avoir abrogé deux mesures phares de Sarkozy : les tribunaux correctionnels pour mineurs et la rétention de sûreté, qui permet d'enfermer un homme considéré comme dangereux à la fin de sa peine - deux dispositifs auxquels Taubira est pourtant intimement et farouchement opposée.

Ces prochains mois vont donner l'occasion à la ministre de montrer si elle peut jouer sa partition. Sur le douloureux dossier des enfants nés d'une gestation pour autrui (GPA) à l'étranger et dont la filiation n'est pas reconnue par l'Etat français, la position de la garde des Sceaux n'a jamais varié : elle est favorable à ce que la France tienne compte de sa condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme et transcrive les actes de naissance de ces enfants dans les registres de l'état civil français. Ce à quoi s'est opposé Manuel Valls dans la Croix.

Un autre sujet peut entraîner un bras de fer. Il est important, c’est celui de la réforme de la justice des mineurs. Un «document de travail» est prêt depuis longtemps place Vendôme. Mais il n’a toujours pas été soumis aux arbitrages interministériels… Matignon ne semble pas pressé d’étudier le texte. Qu’à cela ne tienne, Taubira l’a d’ores et déjà envoyé aux organisations syndicales et professionnelles concernées : les discussions sur le projet de la Chancellerie ont commencé lundi. Le texte prévoit notamment la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs et l’instauration d’une réponse judiciaire en deux temps : les magistrats devront rapidement statuer sur la responsabilité du jeune dans le délit, mais la nature de la sanction, elle, sera définie plus tard.

Ces mesures techniques, soutenues par les syndicats et une large partie des juges pour enfants, peuvent aisément devenir des armes aux mains de la droite, toujours partante pour accuser la gauche de laxisme. La majorité osera-t-elle relancer un débat sur la sécurité ? A moins qu’une polémique sur un sujet clivant comme la sécurité serve désormais l’exécutif : à quelques mois du congrès du PS, en juin 2015, une loi sociétale de gauche lui permettrait de faire valoir que les socialistes, même de plus en plus libéraux économiquement, n’ont pas trahi toutes leurs valeurs. C’est peut-être pour cette raison aussi que Taubira jouit et joue d’une certaine immunité - qui irrite parfois au sein de l’exécutif.

«Elle se planque». Ses critiques à peine voilées du projet de loi Macron n'étaient pas une première. A la fin de l'été, elle avait déjà fait valoir son statut très personnel lors de l'université d'été du PS à La Rochelle. Alors que tout le gouvernement venait d'être remanié et les ministres recadrés par Valls, elle se payait le luxe d'une standing ovation à un meeting orchestré par l'aile gauche de la majorité.

Cet automne, juste après ses tweets sur Ferguson - où elle s'insurgeait de l'impunité accordée à un policier blanc américain après la mort d'un jeune Noir -, le porte-parole du gouvernement l'a toutefois sèchement remise à sa place. «Il faut se garder de faire des commentaires sur ce qui se passe aux Etats-Unis», a insisté Stéphane Le Foll. Ses envolées antiracistes citant Bob Marley pour dénoncer le racisme américain - «Kill them before they grow» («tuez-les avant qu'ils grandissent») - arrivaient après son relatif silence sur la mort de Rémi Fraisse, tué par une grenade lancée par les gendarmes en marge d'une manifestation contre le barrage de Sivens.

«Taubira se planque, regrette un de ses collègues du gouvernement en pleine tourmente. Elle est dans le pôle de cette gauche qui pense bien, la gauche Mediapart, donc elle n'est jamais attaquée.» La ministre a certes eu des mots forts pour déplorer le décès du militant écologiste. «Une jeune vie arrachée, promesse brisée, des pensées qui s'entrechoquent, mais au bout une certitude, implacable : Non à ça !» a-t-elle écrit sur Twitter. Mais si l'amoureuse de la littérature a parlé - deux jours après le drame comme tout le monde -, on n'entendra pas la ministre de la Justice sur la mort de Rémi Fraisse.