D'habitude, les conseillers des ministres ne détestent rien tant que les journalistes posant des questions sur un autre sujet que celui pour lequel ils ont été conviés. Ce matin-là, début décembre, c'est tout le contraire. Quelques rubricards sont invités à parler du projet de réforme à venir de Christiane Taubira, «la justice du XXIe siècle», avec des membres de son cabinet. Mais à peine arrivés, ceux-ci devancent les remarques avec un grand sourire : «Nous imaginons que vous allez vouloir parler de la réforme Macron.» Et de répondre très volontiers aux questions…
L'entourage de Taubira est très remonté contre le ministère de l'Economie. Arnaud Montebourg, puis Emmanuel Macron se sont approprié la réforme des professions juridiques réglementées - huissiers, avocats, notaires… -, qui en toute logique aurait pu être menée par la Justice. «Il n'y a eu aucune anticipation. Alors qu'on travaillait à faire évoluer sans bruit les notaires, cette improvisation [de Bercy, ndlr] a provoqué un blocage et nous coûte aujourd'hui 5 millions d'euros par semaine et c'est dans notre jardin que ça se passe, pas dans celui du ministère de l'Economie !», expliquait la Chancellerie le mois dernier.
La place Vendôme se targue aujourd'hui d'avoir fait évoluer en faveur des professions du droit le texte originellement pensé par Emmanuel Macron. «Le projet de loi ne contient pas 20% de ce qui a été annoncé au départ par Bercy, estime-t-on dans l'entourage de la ministre. A l'origine, il voulait établir la liberté complète d'installation et de tarification pour les notaires… C'était le Grand Soir. On est parvenus à atténuer les premières déclarations.» Le président du Conseil supérieur du notariat, Pierre-Luc Vogel, approuve, conquis par sa ministre : «La garde des Sceaux nous a toujours soutenus, dans la limite de ses possibilités. Elle a exigé que les rendez-vous entre les représentants des professions juridiques et les cabinets des ministères se déroulent sous son égide à la Chancellerie. Elle est parvenue à conserver le pouvoir de contrôle du ministère de la Justice sur l'installation des nouveaux notaires, alors que le texte d'origine voulait confier une place beaucoup plus importante à l'Autorité de la concurrence.»
«De bonne foi». Piquée d'avoir été doublée par Bercy, Christiane Taubira a donc tenté d'endosser un plus joli rôle, celui de défenseure de «ses» professions juridiques : «L'économie ne peut pas être le seul prisme sur ces questions de justice, s'insurge une conseillère devant les journalistes. Lors des arbitrages, on a fait valoir l'intérêt général, l'accès à la justice sur tous les territoires et la sécurité des actes juridiques.»
«Je la crois de bonne foi», dit Jean-Marie Burguburu, le président du Conseil national du barreau, qui a pourtant appelé les avocats à manifester le 10 décembre - «contre Bercy, pas contre Taubira», tient à préciser cet homme à la sensibilité de gauche. «Elle veut être de bonne volonté, reprend-il, mais elle n'en a peut-être pas les moyens. Pourquoi Marisol Touraine a, elle, logiquement hérité, elle, de la réforme des professions de santé ? On a l'impression que Taubira en est réduite à nous dispenser la bonne parole.» La posture de la ministre a tendance à lasser certains avocats. «Son truc c'est : "Je suis avec vous, mais moi je ne peux rien faire car je ne suis qu'une pauvre victime"», s'impatiente l'avocat parisien Alain Mikowski.
Deux jours avant la grande manifestation des professions juridiques du 10 décembre, Taubira publie une tribune dans le Monde, intitulée «Le droit n'est pas une marchandise soumise au marché». Elle y dénigre la vision «Macron» :«Il est apparu un moment à certains que la libre installation, la libre concurrence, la liberté tarifaire et d'élaboration des actes juridiques seraient de nature à faire baisser les prix et à libérer du pouvoir d'achat. Cette " liberté " janissaire a vite révélé ses faux-semblants.» «Cette tribune nous a alertés, dit aujourd'hui Jean-Marie Burguburu. La ministre a adopté une attitude que certains pourraient qualifier de schizophrénique : à la fois dans le gouvernement et contre Macron.»
«Condescendance». A l'issue de la manifestation, l'intéressée a reçu les avocats, notaires et huissiers : «Elle nous a dit : "Restez mobilisés"», confie Pierre-Luc Vogel, président du Conseil national du notariat. «Elle nous a assurés que le débat parlementaire améliorerait le texte.» Lors du passage de la loi Macron à l'Assemblée, en janvier, Taubira a obtenu de monter elle-même à la tribune pour les articles concernant la déréglementation des professions juridiques.
Le rapt de la réforme par Bercy l'a en tout cas affaiblie. Jean-Marie Burguburu rapporte : «Lors de notre convention nationale à Montpellier, Christiane Taubira avait eu des mots un peu condescendants envers Emmanuel Macron, ce jeune ministre qui devait grandir… Entre-temps il a bien grandi le jeune. Désormais, c'est lui le patron.»