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Libération
Interview

«On va être solidaires et c’est comme ça qu’on va se battre»

10 ans après l'attentat contre Charlie Hebdodossier
Dans la rue dimanche ou restant en retrait de la mobilisation, des Français expliquent à «Libération» les raisons de leur choix.
Rassemblement spontané après l'attentat contre la rédaction de «Charlie Hebdo», le 7 janvier 2015, place de la République à Paris. (Photo Edouard Caupeil)
publié le 9 janvier 2015 à 20h16

Marcher ou pas dimanche, après le massacre à Charlie de mercredi et les prises d'otages meurtrières par des terroristes de vendredi ? Paroles de citoyens à la veille de manifestations prévues un peu partout en France.

«A l’abri, avant la tempête» Hamid, 31 ans, professeur de français à Noisy-le-Sec

«Je n’ai pas envie d’aller manifester parce que j’ai peur. Peur d’être la caution, d’être le bon musulman ou de me justifier. Mais aussi peur du regard des autres. Je n’ai jamais ressenti cette émotion, c’est bizarre, la peur. Peut-être que je devrais marcher dimanche avec mes amis, voisins, frères et que ça me ferait du bien. Que cette boule au bide me laissera tranquille. Vous savez, cette situation a tendance à me rendre parano, je ne dois pas être le seul dans ce cas. J’ai l’impression que tout le monde m’observe, me juge. Vendredi, j’ai longuement parlé à ma femme et, pour la première fois, je lui ai proposé de quitter la France, de fuir loin de tout ça. Peut-être que dans quelques jours, je vais me calmer, je serai plus tranquille, je pourrai reprendre ma vie sans peur, mais je suis pessimiste. Les prochains jours seront durs. Dimanche, je préfère rester à l’abri, avant la tempête.»

«Montrer qu’on n’a pas peur» Sarah, 23 ans, étudiante à Sciences-Po Bordeaux

«Comme tous, je suis extrêmement choquée par de tels actes de barbarie. Je n'ai jamais lu Charlie Hebdo, mais j'étais au fait des caricatures. Dimanche, je vais défiler pour plusieurs raisons : pour la mémoire de ces gens qui sont morts, pour leurs familles et leurs proches. Ces terroristes veulent créer un sentiment de panique, il faut leur montrer qu'on n'a pas peur. Je suis incroyablement surprise par cette mobilisation, et je trouve ça important que le monde entier réagisse sur Facebook, sur Twitter, dans la rue. Je veux aussi défiler pour que ce journal ne s'éteigne pas.»

«J’ai fait mon deuil de mon côté» Lucie, 24 ans, doctorante à Toulouse

«Evidemment, je me suis sentie touchée par ce qui s'est passé à Charlie Hebdo. Par contre, je n'ai pas suivi le mouvement "Je suis Charlie" et je n'ai pas non plus été au rassemblement au Capitole mercredi. D'une, je ne sentais pas forcément le besoin d'y aller : j'ai fait mon deuil de mon côté. Et puis, je trouve ces grandes manifestations un peu hypocrites. Cette mobilisation, comme beaucoup de mobilisations collectives, repose sur l'affect et l'émotion. Elles sont importantes parce qu'elles sont fédératrices. Mais il faut nous mobiliser d'avantage, en amont, et ne plus attendre des événements tragiques pour se rassembler contre l'inacceptable. Je suis encore tiraillée, je ne sais pas si j'irai à la marche qui a lieu samedi.»

«Marcher, c’est de l’hypocrisie» Xavier, 40 ans, ancien militaire et soudeur au Puy-en-Velay

«Je n'irai pas marcher dimanche parce que je ne veux pas me prendre la tête avec ma femme. Elle est musulmane pratiquante et même si elle est contre les régimes islamistes, si elle défile, elle aura des représailles de sa famille. Une partie est ici, les autres sont toujours en Ethiopie et en Somalie. Et puis, j'estime que les journalistes de Charlie Hebdo, même si c'est pour se marrer, sont allés trop loin en publiant les caricatures de Mahomet. Marcher dimanche ne changera rien, c'est de l'hypocrisie. Le FN passera dès le premier tour à la prochaine présidentielle, c'était joué avant. On a été assez cons pour les mettre en tête aux européennes. Mais être intelligent, c'est quoi ? Voter Hollande ou Sarko ? Ben moi, je voterai FN. Je suis d'accord avec certaines de leurs idées, et je ne pense pas qu'une fois au pouvoir, ils mettront les Arabes dehors. C'est impossible. En tant que militaire, je suis allé au Kosovo, au Gabon, en Centrafrique, en Côte-d'Ivoire, au Mali. J'ai participé à des conflits… J'ai honte d'avoir fait ça et je comprends aujourd'hui qu'on nous en veuille. La culture du terrorisme est partout, l'attentat est à la portée de tous avec Internet. Ce qui s'est passé à Charlie Hebdo ne m'a pas choqué, c'était tellement prévisible. Comme pour le 11 Septembre, je n'ai pas été étonné. Sur les forums Internet consacrés aux jeux vidéo, je tombe plus souvent sur des messages qui cautionnent ces attentats que sur des messages qui les condamnent.»

«Ils ont renforcé nos convictions» Alice, 22 ans, étudiante à Paris

«J’irai manifester. C’est important de leur montrer qu’on n’a pas peur, et la seule manière de le faire est de se réunir. On va être solidaires, et c’est comme ça qu’on va les battre. Ils ont fait une erreur, ils ont renforcé nos convictions. Toute ma famille va y aller, tous mes amis aussi. On a déjà imprimé 50 affiches de soutien. Même mon frère de 11 ans va venir, pour qu’il comprenne ce que c’est que de se battre pour ses droits. D’ailleurs, il veut devenir journaliste maintenant.»

«Je n’ai pas envie de marcher avec des politiques égoïstes» Anthony, 34 ans, sans emploi à Paris

«Dimanche, je reste chez moi. J’ai manifesté une seule fois dans ma vie : en 2002, lorsque le FN a été au second tour. A l’époque, j’étais au lycée et je trouvais ça drôle, mais je savais que cela ne servait à rien. Je peux comprendre les manifestants qui ont besoin de se retrouver, et ça doit faire du bien aux familles des victimes, mais je n’ai pas envie de marcher avec des politiques égoïstes qui pensent déjà à l’après et aux récupérations. Aujourd’hui, la France est en guerre, et j’ai peur de la suite, peur des fous qui veulent nous faire du mal ; et j’ai l’impression que les solutions pour les stopper n’existent pas.»

«Ça me gêne que le FN n’ait pas été convié» Anne, 52 ans, professeure des écoles à Besançon

«J'irai manifester. A Besançon, ce sera samedi. Par contre, ça me gêne que le FN n'ait pas été convié. Dieu sait que je ne les aime pas, mais on parle d'union nationale et on exclut une partie de la population. Certains de leurs électeurs sont des gens paumés, on avait une chance d'en récupérer un peu, c'est loupé. Je m'en veux de ne pas avoir soutenu Charlie avant. Je ne l'avais jamais acheté. Je n'avais pas compris que c'était les seuls qui restaient debout et qui avaient des couilles. C'est peut-être trop tard, mais je compte m'abonner. Jusque-là, quand on n'était pas d'accord, on faisait un procès, maintenant, on sort la "kalach" ! On a franchi un pas.»

«Je sens une prise de conscience collective» Isabelle, 40 ans, comédienne au Puy-en-Velay

«J’ai participé à tous les rassemblements et je serai évidemment présente dimanche. J’ai été tellement atterrée qu’on puisse s’en prendre à la liberté d’expression avec une telle barbarie… Aujourd’hui, je suis inquiète, j’ai peur que cet attentat suscite des vocations, je crains aussi les amalgames, la montée du FN… Je me demande où l’imbroglio que nous traversons va nous mener. Comment résister ? Je crois qu’il faut écrire, informer, communiquer. Délaissons un peu nos écrans, tablettes, smartphones, pour nous parler, échanger, débattre, réfléchir ensemble et en finir avec les réponses toutes faites. Je sens une prise de conscience collective. J’espère que ce n’est pas un feu de paille. Mais c’est peut-être une utopie d’imaginer que l’union puisse durer. En tout cas, dans les rassemblements, il y a des gens de toutes origines, de tous âges. Je n’ai vu aucun regard déplacé. Les musulmans n’ont rien à prouver, pas plus que les juifs ou les chrétiens. Je ne veux plus parler de communautés, mais d’êtres humains. Cela fait des siècles que les religions font des ravages, j’en ai assez.»

«Montrer à ces barbus qu’on est forts ne réglera rien» Stéphane, 42 ans, commercial au Puy-en-Velay.

«J’ai allumé des bougies à ma fenêtre, parce que c’est un coup porté aux gens ouverts d’esprit, aux intellectuels français… mais je ne sais pas si j’irai marcher dimanche. Je crois qu’il faut bien réfléchir pour ne pas être manipulé. Et j’ai tendance à penser que montrer à ces barbus intolérants qu’on est forts ne réglera rien. Il faudrait que les services secrets butent les suspects, et s’occupent du problème sans que personne ne le sache. Comme pour les attentats déjoués, on n’est jamais au courant. Un peu de censure, ça ne fait pas de mal. Parce que tout ça, ça donne des idées à d’autres… Ce n’est que le début. Je crois que c’est cuit, nous n’arrêterons pas le fanatisme. Depuis deux jours, on voit moins d’Arabes dans le centre-ville. C’est con. Ils ont peut-être peur, ou honte… Pourtant, les plus dangereux, ce sont ces petits Français, paumés, qui se convertissent à l’islam. Un islam qui ne prône plus la liberté et l’amour, un islam perverti, mensonger.»

«On tue l’idée du vivre ensemble» Olivier Sarrazin, 28 ans, médiateur numérique à Marseille

«Je ne pensais pas que ces meurtres allaient autant me toucher. Ces dessinateurs portaient un regard acerbe sur la vie en passant par le rire. J'irai manifester parce qu'avec leur mort, il se joue quelque chose de plus profond. Depuis des années, en France, on tue l'idée du vivre-ensemble, et là, il y a un risque d'amalgame avec l'islam et les générations d'immigrés montrés du doigt. On a perdu une certaine liberté qu'on avait gagnée avec Mai 68. La partie de la société qui lit Charlie doit sortir dans la rue. Il est important de se montrer face au populisme qui va essayer de récupérer l'événement.»