L'histoire nous donne rarement l'occasion de connaître à l'avance les clichés qui s'imprimeront dans les manuels scolaires. La photographie de la tête du cortège de ce République-Nation du 11 janvier 2015 fera partie de ceux-là. Et pour longtemps. Derrière l'équipe de Charlie Hebdo qui prendra la tête du défilé, une inédite coalition marchera au pas. Aujourd'hui, ce n'est pas seulement un président en exercice qui décide de descendre dans la rue pour démontrer, selon les mots de François Hollande, «notre détermination à lutter contre tout ce qui pourrait nous diviser. Etre implacables à l'égard du racisme et de l'antisémitisme». Ce n'est pas, non plus, uniquement une classe politique française (à l'exception du Front national) qui choisit d'offrir, pour une fois, le front de l'unité nationale. C'est aussi, et peut-être surtout, une délégation d'une vingtaine de chefs d'Etat et de gouvernement, européens et africains, qui, moment unique dans l'histoire contemporaine, défilent, ensemble, pour afficher leur solidarité envers les victimes et officialiser leur engagement dans cette étrange guerre contre un terrorisme de l'intérieur. Une coalition sans étiquette, qui va de la droite conservatrice anglaise et espagnole à la gauche socialiste française.
Jamais vu. Au bras de François Hollande, il y aura très probablement la chancelière allemande, Angela Merkel. Et pas très loin, le Premier ministre britannique, David Cameron, le président du conseil italien, Matteo Renzi, le président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker… Et puis, une dizaine de dirigeants africains, dont plusieurs de confession musulmane. Le Malien Ibrahim Boubacar Keïta, le Nigérien Mahamadou Issoufou, aux premières loges de la lutte contre Al-Qaeda, le Premier ministre tunisien Mehdi Jomaa… Du jamais vu. Ni même imaginable avant ce double attentat. Pour donner à ce moment toute sa dimension historique, François Hollande réunira à l'Elysée, juste avant le début de la manifestation, l'ensemble des dirigeants internationaux.
Surprise. L'histoire politique française avait jusqu'à présent rarement vu un chef de l'Etat en exercice battre le pavé parisien. Le 14 mai 1990, François Mitterrand s'était glissé au milieu des manifestants qui défilaient pour dénoncer le racisme et l'antisémitisme après les profanations du cimetière de Carprentras. Ce fut la seule et unique fois, depuis 1945. François Hollande a pris sa décision dans la journée de jeudi. Il n'avait plus guère le choix. Dès mercredi, l'idée d'une grande manifestation est lancée à l'appel des partis de gauche. La droite républicaine répond très vite qu'elle sera présente. A partir du moment où Nicolas Sarkozy, président de l'UMP, déclare vouloir y participer, il ne faisait plus guère de doute qu'au nom de l'unité nationale, François Hollande et son Premier ministre, Manuel Valls, y seraient.
La grande surprise fut l'immense vague de solidarité internationale. Très vite les chefs d'Etat et de gouvernement confient, à l'occasion d'entretiens téléphoniques avec François Hollande, se tenir à sa disposition. Dès mercredi après-midi, après le massacre de l'équipe de Charlie Hebdo, David Cameron et Angela Merkel, qui se trouvent être ensemble ce jour-là à Londres, lui téléphonent et lui assurent qu'ils répondront positivement à toute forme d'invitation. Un effet de calendrier va accélérer les choses. Dimanche, jour de la manifestation, Hollande et Merkel avaient prévu de se voir à Strasbourg pour parler économie. «Assez rapidement, les équipes de Merkel nous ont fait savoir que cette réunion n'avait plus de sens et que la chancelière était prête à venir à Paris», raconte un conseiller de l'Elysée. Le principe d'une invitation ouverte à tous les chefs d'Etat est acté vendredi matin. Tout s'est ensuite enchaîné très vite. Dans l'après-midi, David Cameron officialise sa venue à Paris dans un tweet. Et depuis, c'est un ininterrompu cortège de cartons d'invitations. «La liste va s'allonger jusqu'à dimanche matin», dit-on à l'Elysée.
«Un peu tard». Le dispositif de sécurité est tellement lourd que les chefs d'Etat ne resteront sur place qu'une demi-heure, transportés en bus collectifs à l'aller comme au retour. Samedi après-midi, l'ordre protocolaire n'était toujours pas finalisé. A l'Elysée, on aurait aimé que François Hollande puisse marcher au côté de l'équipe de Charlie Hebdo et des familles des victimes. Certains rêvaient de pouvoir casser le protocole qui sépare les politiques et la société civile. Mais très vite, l'équipe de Charlie a fait savoir qu'il n'était pas question de se mélanger. «Chez certains d'entre nous, il y a le sentiment que les politiques se réveillent un peu tard pour défendre cette liberté d'expression qu'on brandit aujourd'hui», raconte un membre de l'équipe. Charlie ouvrira donc le cortège. Et les politiques suivront. Pour l'histoire.