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Libération
Récit

Trois jours qui ont touché la France au cœur

publié le 10 janvier 2015 à 18h36

«Fusillade» à 11 h 30 à Charlie Hebdo : au début, mercredi 7 janvier, c'est seulement ça. A cet instant, il n'y a pas de bilan, le moment n'est pas venu de compter les morts, on ne mesure pas encore l'étendue du désastre. Mais c'est déjà un désastre en soi. Un peu plus de trois ans après l'incendie criminel de ses locaux du boulevard Davout, Charlie est attaqué dans ses nouveaux locaux, rue Nicolas-Appert, petite rue plus ou moins parallèle aux boulevards Beaumarchais et Richard-Lenoir, dans le XIe arrondissement de Paris. L'hebdomadaire était gardé par la police, cette fois-ci. Ça n'a rien changé, sauf pour les policiers qui seront assassinés. Au-delà même de Charlie, on soupçonne vite une attaque contre le mode de vie, de pensée occidental. Quelque chose comme : «Pas de liberté d'expression pour les amis de la liberté d'expression». Comme si les dessins, les mots, le rire n'étaient pas seulement des armes mais étaient des kalachnikov, comme si c'étaient ceux de Charlie qui avaient commencé, avec leur manie de se moquer du monde. Mais les kalachnikov, celles à balles réelles, celles qui tirent pour tuer, elles étaient aux mains des agresseurs, deux hommes vêtus de noir, armés lourdement et cagoulés, ce dernier élément laissant supposer qu'ils veulent rester inconnus, impunis, qu'ils se croient capables de fuir une fois qu'ils en auront terminé. Dans l'immeuble, ils obtiennent sous la menace qu'on leur ouvre la porte avec digicode permettant d'accéder à la salle où, comme chaque mercredi à cette heure, se tient la conférence de rédaction de l'hebdo.

Willem, dernier survivant avec Siné des dinosaures présents dès Hara-Kiri, dira le soir que les conférences de rédaction l'ennuient, qu'il n'y va jamais, et que cet ennui lui a sauvé la vie.

Le carnage

Et puis, on commence à savoir. C'est un massacre mais on ne connaît pas encore le nom des victimes. Qui est blessé et qui est mort. Des rumeurs circulent : Charb serait mort, Charb serait blessé. En définitive, Charb est mort. Et aussi Cabu, et aussi Wolinski, et aussi Tignous, et aussi Bernard Maris. Et aussi Franck Brinsolaro, le policier affecté à la protection de Charb, et aussi Ahmed Merabet, du commissariat du XIe arrondissement, tué boulevard Richard-Lenoir pendant la fuite des assassins. On va encore apprendre la mort du dessinateur Honoré ; de la psychanalyse Elsa Cayat qui tenait une chronique au journal ; de Michel Renaud, venu rendre à Cabu des planches que celui-ci lui avait prêtées pour son «Rendez-vous du carnet de voyage» de Clermont-Ferrand ; de Mustapha Ourrad, correcteur à Charlie, né en Algérie et qui venait d'obtenir la nationalité française ; de Frédéric Boisseau, agent de maintenance. On a annoncé la mort du webmaster, en fait grièvement blessé. Riss aussi a survécu, après avoir été donné pour mort. Le dessinateur Luz, arrivé en retard à la conférence de rédaction, appelle Laurent Joffrin pour le prévenir que Philippe Lançon, journaliste à Libération et chroniqueur à Charlie, est blessé. Diverses rumeurs sur son état courront toute la journée, accentuant l'émotion au journal. Le soir, à sa sortie du bloc où il a passé sept heures, on apprend que son pronostic vital n'est pas engagé mais que ses blessures nécessiteront beaucoup de chirurgie. Il n'a pas perdu connaissance de tout le carnage. Le lendemain, il nous fait parvenir une phrase :«Je ne peux pas vous parler, mais je pense très fort à vous.»

«Charlie va mourir» : dans l'immédiat, c'est ce que tout le monde croit. Avec la mort de Cabu, Wolinski, Charb, Tignous et Honoré disparaissent les grandes figures du journal, certaines particulièrement populaires via des journaux grand public, la télévision et leurs propres albums. L'accablement est d'autant plus fort que l'on se dit que les terroristes, ainsi que les a désignés François Hollande sur place seulement un peu plus d'une heure après les faits, ont gagné. On a su très vite que les assassins avaient crié «Allah akbar». Rappelons que Charlie Hebdo avait publié les fameuses caricatures de Mahomet qui lui avaient déjà valu l'incendie criminel de ses locaux en novembre 2011.

La tétanie

Alors que les annonces de mort tombent les unes après les autres, toutes les réactions sont les mêmes, le pays se retrouve jeté dans l'imprévu. La France plonge dans un réel qui apparaît surréel : à la télé, juste après l'attaque, des bandeaux annonçaient la fusillade tandis qu'à l'image, faute de caméras sur place, était diffusé autre chose, les nourrissons monégasques sur i-Télé, représentant un summum d'incohérence (par la suite, la chaîne sera en pointe). Mais il suffit de quelques minutes pour que le fait-divers devienne un événement national. Radios, chaînes d'information en continu ou sites internet mobilisent tous leurs moyens. Naît un état de choc psychologique massif. Le seul moyen de conjurer la stupeur est de s'agripper à la moindre nouvelle : tendre l'oreille vers sa radio, rafraîchir compulsivement la timeline (le fil d'information) des réseaux sociaux. Comme pour chaque fait hors du commun, qu'il soit joyeux ou sinistre (le 11 septembre 2001, la mort de Lady Di en 1996, ou la victoire de la France en 1998), la porosité est absolue entre le collectif et l'individuel. Tout le monde se souvient et se souviendra de ce qu'il ou elle faisait ce jour-là, de ses premières pensées. Chacune des réactions, un message posté sur les réseaux sociaux ou conversation dans la rue, fonctionne de la même manière : on veut comprendre, savoir, apprendre du nouveau. Pour enrayer leur propre tétanie, les citoyens s'improvisent journalistes, cherchent à appréhender les faits : la raison rassure.

La mobilisation

«Je suis Charlie» : le slogan s'est propagé comme le feu dans une pinède. Trois mots blancs et gris, en capitales, sur fond noir-deuil, immédiatement photocopiés ad libitum comme une évidence, jusqu'à l'étranger, y compris non-francophone. Façon «Ich bin ein Berliner» de Kennedy ou «Nous sommes tous des Américains» lors du 11 septembre 2001. Elan collectif, rencontre ex nihilo de tous les esprits avec cristallisation miraculeuse ? Cette identification en forme de cri du cœur émane de Joachim Roncin, du magazine Stylist. Il est le premier à avoir publié le logo sur Twitter, moins d'une heure après la fusillade. Un brin dépassé par l'ampleur de l'écho, il expliquera (au quotidien le Progrès) : «Je n'avais pas beaucoup de mots pour exprimer toute ma peine et j'ai juste eu cette idée de faire "Je suis Charlie" parce que, notamment, je lis beaucoup avec mon fils le livre Où est Charlie ?, ça m'est venu assez naturellement.» Simple et sans détour, son slogan fait mouche au point de se muer en hashtag de ralliement sur les réseaux sociaux, utilisé plus de 500 000 fois dès les premières 48 heures sur Twitter (samedi matin, il avait dépassé les 5 millions de tweets), de susciter des pages Facebook reprises par plusieurs centaines de milliers de personnes. «Je suis Charlie», fusion de l'individu et de la collectivité, à connotation à la fois innocente, amicale et ludique. Comme une cible qui s'expose à la barbarie, l'affronte, vulnérable mais imparable, car promesse que, quand l'un tombera, l'autre prendra le relais, chargeur inextinguible. «Je suis Charlie», nous sommes tous Charlie : un pour tous et tous pour un, serment de mousquetaires, serment de solidaires.

En sous-main aussi, un doigt d'honneur à la terreur agitée comme un drapeau funeste. Non sans un certain étonnement, l'Hexagone perclus de chômage et de neurasthénie se découvre une réserve de panache, voire de courage, comme une réminiscence de ces Lumières que d'aucuns disent éteintes. Ce n'est peut-être qu'un soubresaut mais la France veut y croire. En début d'après-midi, ce mercredi, l'idée de rassemblement prend corps et, dès 17 heures, la place de la République, à Paris, se remplit. Le lieu est logique, symbolique, emblématique. Mais le mouvement n'est pas circonscrit à la capitale ni aux grandes villes en région, gagne jusqu'aux bleds. Avec, à chaque fois, ce trait commun : un grand calme, un grand silence, uniquement ponctué de «Je suis Charlie» ou de «Liberté d'expression». Une guirlande de lettres lumineuses forme les mots «Not Afraid». Pas de mouvement de foule, pas de bousculade, pas de bazar ingérable, alors que la spontanéité a pris de court toute organisation. Place de la République, la circulation mettra d'ailleurs un moment a être interrompue alors que la foule afflue de tous les boulevards alentour, comme aimantée, malgré le froid de gueux. A un moment, l'idée circule d'une marche jusqu'à l'Hôtel de Ville. Elle capote vite, comme s'il fallait rester près du foyer, autour de la statue qui arbore désormais un brassard noir. Beaucoup de quadras-quinquas-sexas de la génération Charlie Hebdo, mais aussi des familles, des lycéens. Le lendemain soir, les jeunes seront majoritaires, avec les slogans «Tous frères et sœurs», «Fraternité».

La traque

Mercredi, après l'attentat. La Citroën C3 noire des terroristes remonte vers le nord-est de la capitale. Chérif et Saïd Kouachi (ces orphelins élevés en foyer, 32 et 34 ans, sont vite identifiés) l'abandonnent dans le XIXe arrondissement, quartier qu'ils connaissent bien. Sur le siège arrière, ils laissent un chargeur de kalachnikov, une dizaine de cocktails Molotov et un drapeau du jihad. Et aussi la carte d'identité de Saïd Kouachi, l'aîné. Simple étourderie ? Manière de revendiquer leur acte ? Défi à une patrie qu'ils ne considèrent plus comme la leur ?

Ils repartent à pied, cagoulés, en tenue de camouflage. Certains passants les confondent avec des policiers. Les voilà Porte de Pantin. Ils jettent leur dévolu sur une Clio grise type E et braquent le conducteur. Ils lui lancent : «Descends de ta voiture, on en a besoin.» L'homme s'exécute, récupère de justesse son chien qui était sur le siège arrière. Il décrit ses agresseurs comme «très calmes, très sereins, très professionnels, pas énervés, pas transpirants». Il ajoute : «Ils semblaient en opération, habitués au manie ment des armes.» Les frères montent dans le véhicule et lâchent, sans élever la voix : «Si les médias t'interrogent, tu diras que c'est Al-Qaeda au Yémen.»

Puis, la Clio disparaît et la traque débute. La police, qui a vu s’échapper le duo en plein cœur de la capitale, met tout son monde sur les dents pour les retrouver. 9 650 personnels de police et de gendarmerie sont mobilisés en Ile-de-France. 88 000 seront bientôt en alerte sur tout le territoire. 400 soldats leur prêtent main-forte. Les interpellations se multiplient à Gennevilliers et à Valenciennes. L’entourage des frères Kouachi est mis sur le gril, sans que cela ne donne de pistes bien précises. A Reims, les voisins de Saïd n’en reviennent pas de découvrir que le père de famille discret et poli est impliqué dans une affaire de cette gravité.

La nuit de mercredi à jeudi aura été courte, agitée. On se réveille avec une gueule de bois. La France a besoin que les choses accélèrent, que les coupables soient retrouvés, comme si elle commençait à douter des capacités de sa police. Les suspects courent toujours et les fausses rumeurs se multiplient. On les a vus partout et nulle part.

Mais déjà, peu après 8 heures, les réseaux sociaux crépitent : fusillade à Montrouge, au sud de Paris. Clarissa Jean-Philippe, policière municipale de 26 ans, vient d'être abattue à l'arme automatique après un accrochage entre deux voitures. Un agent de la voirie est touché à la jambe. Le tireur serait en fuite, les tweets se bousculent, qui appellent à éviter de prendre le métro où il aurait pu se réfugier. Peur sur la ville, spéculations. Faut-il relier Montrouge à Charlie ? Est-on dans une configuration de série d'attentats, de spirale, ou d'actes isolés et sans motivation commune ? Faut-il paniquer, en somme, ou s'agit-il juste d'une mauvaise conjonction ? On ne sait pas encore qu'Amedy Coulibaly est l'auteur de la fusillade de Montrouge ni qu'il est lié aux Kouachi.

Les opérations policières se multiplient. A la mi-journée, la Clio des frères Kouachi stoppe dans une station-service sur la RN2. On est en rase campagne, à 80 kilomètres au nord-est de Paris, près de Villers-Cotterêts (Aisne). Les deux hommes viennent faire de l’essence et de se ravitailler. Kalachnikov et lance-roquettes apparents, ils entrent dans la boutique du Relais du Moulin, empochent quelques paquets de gâteaux et disparaissent à nouveau, sans faire d’autres victimes.

Fini la guerre des polices. Pour une fois, le Raid (police) et le GIGN (gendarmerie) unissent leurs efforts. Les villages picards voient débarquer les unités d’élite qui multiplient les visites domiciliaires et les fouilles des dépendances. Malgré les spectaculaires battues dans les bois des environs, rien de significatif n’émerge.

Ce soir-là, on reste de nouveau longtemps vissés devant les chaînes d'information continue qui montrent les hommes du GIGN et du Raid en train de sillonner Crépy-en-Valois, dans l'Oise. Tortues ninja à la campagne. La fratrie Kouachi pourrait s'être réfugiée dans l'immense forêt domaniale de Retz, mais les unités d'élite possèdent, paraît-il, un atout majeur, des lunettes infrarouges qui permettent la vision nocturne et thermique. Comme les soldats dans le film Zero Dark Thirty. On s'endort avec cette image.

L’union sacrée

Dans une courte allocution télévisée en prime-time, François Hollande décrète la journée du lendemain deuil national : «Notre meilleure arme, c'est notre unité. […] Rien ne peut nous diviser, rien ne doit nous séparer.» Le soir même, des rassemblements spontanés se multiplient dans tout le pays et à l'étranger. Les condamnations de la tuerie agglomèrent une internationale surprenante, où l'on compte aussi bien Barack Obama signant un livre de condoléances à l'ambassade de France à Washington («En tant qu'alliés à travers les siècles, nous sommes unis à nos frères français»), le prédicateur islamiste Youssef al-Qaradaoui, leader idéologique des Frères musulmans, qui appelle «les autorités et le peuple français à s'unir contre l'extrémisme», mais aussi des stars postant par dizaines des messages, tels Justin Timberlake («Prière pour les familles qui ont perdu un être cher»), Marion Cotillard, Johnny Hallyday ou Madonna…

En France, la question de l'union nationale se met à vaciller quand se pose la question de la présence ou pas du Front national dans les rangs des représentants politique lors de la grande manifestation de dimanche. Alors que Nicolas Sarkozy, après un entretien avec son successeur, s'exprime sur le perron de l'Elysée, Marine Le Pen s'étrangle de n'avoir pas été conviée à la réunion de préparation de la manif, la patronne du parti d'extrême droite étant toujours persona non grata au grand banquet démocratique : «Ce n'est plus une union, c'est une association de partis du système.» Syndicats de toute obédience, associations antiracistes, représentants religieux, hommes et femmes politiques couvrant un large spectre des familles de pensées hexagonales seront présentes, Front de gauche, Vert, PS, Modem, UMP… Pour couper court à la polémique, Manuel Valls déclare dans les locaux de Libération : «Les familles des victimes de Charlie Hebdo vont manifester avec Le Pen ? Tous ceux qui veulent venir à la manifestation viennent. […] Il y a la réaction positive mais, derrière, vous entendez des propos qui font froid dans le dos dans la société française. Je crois que ce sont de vrais sujets, plutôt que de polémiquer sur "fallait-il inviter ou pas telle ou telle personnalité ?"» Sur les réseaux sociaux et ailleurs, cependant, il y a aussi ceux qui se félicitent que les dessinateurs de Charlie aient eu leur compte, que le Prophète ait été vengé ainsi que l'ont dit les frères Kouachi sur les lieux mêmes des crimes, que justice ait été faite.

Jeudi soir, Michel Houellebecq annonce qu'il suspend la promotion de son dernier livre polémique, Soumission.

Les prises d’otages

Au matin de vendredi, le périmètre de recherche des Kouachi se déplace et se circonscrit. Des gendarmes échangent des coups de feu avec les frères. Saïd, l’aîné, est touché à la gorge. Après un nouveau changement de véhicule, les frères se réfugient dans une zone industrielle. Ils forcent l’entrée de la société CTD (Création Tendance Découverte). Ils ont fait un carnage dans un journal, les voilà reclus dans une imprimerie. Ils prennent le patron de l’entreprise en otage avant de le libérer à 10 h 20. On est à Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne), 8 500 habitants, 40 kilomètres à l’est de Paris. Les forces d’intervention se mettent en place. Les habitants sont fermement invités à se cloîtrer chez eux et les commerçants à baisser le rideau de fer.

Les Kouachi sont au premier étage de l'imprimerie, lourdement armés (kalachnikov, lance-roquettes, cocktails Molotov). Le village est en état de siège. Contacté par BFM TV, Chérif Kouachi affirme avoir été missionné et financé par «Al-Qaeda au Yémen» et avoir été formé par l'imam Anwar al-Aulaqi, un prédicateur américain longtemps considéré comme une tête pensante d'Al-Qaeda et tué par un drone américain en septembre 2011. Le terroriste revendique son geste en expliquant : «On est les défenseurs du Prophète.» Pour lui, les journalistes de Charlie Hebdo tués mercredi n'étaient pas des civils mais «des cibles». Il ajoute ne pas vouloir tuer des femmes et des enfants mais que les Occidentaux en massacraient en Irak et en Afghanistan.

Vendredi, 13 heures, l'Agence France Presse signale une fusillade en cours Porte de Vincennes, à Paris. Dans les locaux de Libération, le Premier ministre, Manuel Valls, qui vient de rendre visite à l'équipe de Charlie Hebdo, reçoit un coup de téléphone de Bernard Cazeneuve, le ministre de l'Intérieur. «Putain, putain, putain, c'est grave», souffle un officier de sécurité.

Une autre dépêche tombe une demi-heure plus tard sur une prise d'otage dans un supermarché casher : «Il y aurait cinq otages et un blessé.» Le responsable de ces violences est rapidement identifié comme étant le tireur de Montrouge. Ce que confirme à 14 h 25 un appel à témoin lancé par la préfecture de police. Elle cherche à localiser Amedy Coulibaly et sa compagne, Hayat Boumeddiene, dans le cadre d'une enquête pour «homicide volontaire en liaison avec une entreprise terroriste». Le périphérique est fermé dans les deux sens et la zone évacuée investie par sept fourgons de CRS. La psychose se répand à travers le bouche à oreille et les réseaux sociaux quand, à 14 h 55, on apprend que la place du Trocadéro est évacuée, un homme armé ayant été aperçu sur un parvis perpétuellement rempli de touristes admirant la tour Eiffel.

Au même moment, Amedy Coulibaly, retranché à l'intérieur du supermarché où il a déjà tué un homme, décroche le téléphone pour annoncer à BFM TV qu'il agit au nom de l'Etat islamique et qu'il est «synchronisé» avec les frères Kouachi. Un journaliste de RTL compose le numéro du magasin Hyper Casher, le preneur d'otage soulève le combiné, ne répond pas, le repose mal. Les échanges qui suivent, entre Coulibaly et les otages, ont été enregistrés et diffusés samedi par la radio : «Ils essaient de vous faire croire que les musulmans sont des terroristes. Moi, je suis né en France. S'ils n'avaient pas été attaqués ailleurs, je ne serais pas là.» L'homme est calme et déterminé. Une deuxième victime est tombée dans l'après-midi parce qu'elle a essayé de s'emparer d'une arme posée sur un comptoir. La scène est racontée par un otage, entré dans le magasin avec son fils afin de faire quelques courses pour shabbat avant de basculer dans l'horreur. Découvrant un «homme noir armé de deux kalachnikov» qui vient de surgir en tirant dans le magasin, il se réfugie au sous-sol avec son fils et est enfermé, avec d'autres clients, dans la chambre froide. Mais Coulibaly leur envoie une employée du magasin pour leur ordonner de remonter. L'otage s'exécute, récupère discrètement son téléphone portable et parvient à contacter la police: «Le terroriste, visiblement, se préparait à mourir. Il disait que c'était sa récompense. Il avait une arme dans chaque main, des chargeurs et des boîtes de cartouches à proximité. Il s'est soudain mis à prier.»

Le dénouement

16 h 56, Dammartin-en-Goële : Chérif et Saïd Kouachi entrouvrent la porte de l’imprimerie et tirent une rafale. Les gendarmes du GIGN ripostent avec des grenades à effet de souffle. Enorme fumée blanche que captent quelques caméras. 17 h 01, nouvelle rafale des terroristes. Dernières salves. Il faut trois balles aux tireurs d’élite pour les abattre. Deux gendarmes sont blessés dans le dernier échange. Le graphiste de l’entreprise, absolument terrorisé, est délivré : un véhicule blindé de la gendarmerie permet d’accéder à l’étage pour libérer l’employé que les frères Kouachi n’avaient pas repéré. Il a eu la vie sauve en se réfugiant sous un évier dans la salle de restauration. Par SMS, il a pu donner des éléments tactiques, comme sa position à l’intérieur des locaux, à la cellule négociation. Tout un attirail est retrouvé, notamment un lance-roquettes.

A 17 h 11, les forces de l'ordre interviennent dans le Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Une première équipe de policiers du Raid pénètre par une porte dérobée, une autre via des entrées latérales, une troisième fait sauter la porte principale. Quatre grenades assourdissantes, fumées blanches, tirs nourris. Des otages s'enfuient, hurlent, trébuchent puis se réfugient derrière le camion noir blindé de la Brigade de recherche et d'interventions. Au moins cinq d'entre eux étaient cachés dans la chambre froide du supermarché. Les policiers du Raid avaient réussi à les localiser. Amedy Coulibaly est abattu. Deux policiers sont blessés. Quatre corps sont découverts. Yoav Hattab, Philippe Braham, Yohan Cohen et François-Michel Saada, tous juifs, «vraisemblablement» tués par le preneur d'otages dès le début de l'attaque, dira plus tard François Moulins, le procureur de Paris. Cinq autres otages sont blessés. Un fusil-mitrailleur kalachnikov, deux pistolets 9 mm, un gilet avec munitions et un couteau sont découverts. Le preneur d'otages a également piégé le supermarché avec une quinzaine de bâtons d'explosif.

Un temps suspectée d'avoir participé à la prise d'otages et visée par un mandat de recherche, la compagne d'Amedy Coulibaly, Hayat Boumeddiene (26 ans), est introuvable. On apprendra le lendemain qu'elle se trouverait «depuis un certain temps» en Turquie. Les enquêteurs cherchent à vérifier si elle est passée en Syrie.

Dans la soirée, François Hollande salue «le courage, la bravoure, l'efficacité» des forces de l'ordre. Dénonce la prise d'otages de la Porte de Vincennes comme «un acte antisémite effroyable». Avertit que «la France n'en a pas terminé avec les menaces».