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Libération
Reportage

«C’est le début de quelque chose, pas une fin»

Dans ce canton rural de l’Eure où le FN gagne des voix, les socialistes espèrent une embellie citoyenne.
publié le 18 janvier 2015 à 21h16

Elles ont adhéré au PS après avoir subi le racisme au quotidien. Amal, 49 ans, était dans la salle d'attente du kiné quand sa petite fille a prononcé deux mots en arabe dans une conversation en français avec sa mère. «Vous êtes chez moi, si vous voulez parler votre langue, rentrez chez vous», lui a jeté à la figure un patient. Mariam, 40 ans, a, elle, essuyé des propos racistes en traversant une rue. «Un homme s'est permis de s'arrêter au passage piéton, a baissé la vitre et m'a insultée», raconte-t-elle. Autour de la table sur laquelle monsieur et madame Lebon ont dressé une nappe à fleurs et posé quelques amuse-bouches pour grignoter, les camarades de la petite section socialiste des Andelys, dans l'Eure, ne sont plus surpris par ces histoires.

Fond d'écran. Dans ce bout de Normandie, rural, à mi-chemin entre Paris et Rouen, le Front national grimpe inexorablement. En 2012, au premier tour de la présidentielle, Marine Le Pen a totalisé 23,77%. A peine 73 voix de moins que François Hollande. Deux ans plus tard, elle pulvérise ses compteurs : plus de 35% aux européennes et la liste étiquetée Bleu Marine est à 28%, devant une gauche sortante. «C'est une terre de conquête, souligne Martine Séguéla, la secrétaire de section, mais on ne se laisse pas abattre, sinon on laisse tout tomber.» S'ils vont se lancer dans la campagne départementale sans la moindre chance de l'emporter, ces militants socialistes se montrent heureux d'être ensemble. Ce mercredi soir, Nicolas, 30 ans, est tout fier de faire signer sa «première carte» à «Martine».

La petite troupe se retrouve pour la première fois depuis la tuerie de Charlie Hebdo et les grands rassemblements des 10 et 11 janvier. Patrick, 62 ans parle d'«électrochoc terrible». D'une «vague d'émotion» qui l'a «submergé». Il se met à pleurer. Les hôtes du soir, Jacques et Françoise, sont abonnés «depuis quinze ans» à l'hebdo satirique. Cabu, Wolinski, Bernard Maris, Charb… «Savoir que je ne vais plus les voir ni les entendre, c'est un cauchemar», dit le premier. Martine Séguéla, elle, a changé son fond d'écran de portable en hommage à Charlie.

Le 11 janvier, ils étaient tous dans la rue. Soit dans leur commune, soit à Paris, comme le benjamin de la section, Ibrahim, 20 ans, étudiant en droit. «J'ai ressenti là-bas la définition du vivre-ensemble, dit-il. C'était une vraie manif pour tous !» Hilarité générale autour de la table. Ils disent tous avoir été «rassurés» par l'ampleur de la mobilisation. Mais très vite, des doutes s'esquissent. Mariam s'est sentie «mal à l'aise». Si elle «condamne ce qui s'est passé», elle a tout de même «regretté» d'avoir manifesté sur la place centrale des Andelys, se sentant comme beaucoup de ses amis musulmans «pas à leur place». Rudi, 34 ans et professeur au lycée Jean-Moulin de la ville, n'a pas su répondre aux élèves tenant des «propos choquants». Prof aussi, Martine a, elle, réussi à expliquer à ses classes avec un exercice pédagogique à l'aide de unes de journaux.

Nuage noir. «Dans les écoles, les collèges, les lycées, il faut expliquer que la religion ne permet pas cela», s'inquiète Amal. Ibrahim, musulman lui aussi, explique ne «pas du tout» être «touché» par les caricatures du Prophète. Il regrette en revanche qu'on ne parle pas plus des «actes antimusulmans» qui ont suivi l'attaque contre Charlie Hebdo. Ces militants craignent de voir l'extrême droite en profiter et l'unité d'un week-end, vite «se disloquer», comme l'affirme Jean, 90 ans, doyen de la section. «Les jeunes ont un nuage noir dans la tête», dit Amal. «J'ai vraiment peur de demain, on est sur le fil, la corde raide, ajoute Patrick. J'ai peur d'une violence qui se développe contre l'étranger». «Ou alors ce sera l'effet inverse ! lui rétorque Martine. Il faut penser que les mobilisations de la semaine dernière peuvent être le début de quelque chose et pas une fin». Autour de la table, une moitié en doute. L'autre veut y croire encore.