Comme toujours dans les périodes d'épreuves, de drames et de sursauts, la nostalgie de l'union nationale resurgit irrésistiblement. Cette fois-ci, après le massacre de Charlie Hebdo et celui de l'hypermarché casher, les sondages ont de nouveau enregistré une forte demande de concorde française. On s'est félicité de voir s'imposer subitement François Hollande en président ferme et rassembleur, on a apprécié l'autorité et l'éloquence de Manuel Valls, le sang-froid et la méthode de Bernard Cazeneuve. Les immenses manifestations du 11 janvier ont été vécues comme un moment de fusion républicaine. Leur exceptionnel retentissement international a provoqué un élan de fierté. La France incarne de nouveau l'idée de liberté et cela parle au monde qui l'applaudit ici, la dénonce violemment ailleurs pour cela mais l'identifie partout. Dans les esprits, la trace de cet élan original persistera. Beaucoup rêvent de voir aussi ce réflexe démocratique spectaculaire modifier les règles du jeu politique, changer les comportements partisans, substituer même le dialogue et l'entente à l'affrontement et aux polémiques. Des partis de gouvernement respectueux et responsables, des partis de contestation affaiblis, le 11 janvier comme pédagogie du consensus.
Il n’en sera évidemment rien. Le ton se modérera peut-être durant un temps, les acteurs politiques manifesteront peut-être un peu plus de considération pour leurs adversaires, les premiers briseurs d’union seront sans doute sanctionnés par l’opinion. Au-delà, les élections toutes proches, les congrès et les primaires à venir mais surtout la situation économique et sociale se chargeront de ranimer clivages et déchirures. L’équipe au pouvoir se trouve contre toute attente consolidée, mais les fractures et les blessures de la société persistent intégralement. Rien n’est d’ailleurs plus logique, ni même plus naturel. La République, c’est l’unité ; la démocratie, c’est la différence ; l’union nationale, c’est la mythologie de la mémoire. L’union sacrée n’a jamais existé que durant les guerres, l’union nationale ne l’a emporté qu’au lendemain de grandes victoires militaires, toujours pour fort peu de temps. L’unité, en revanche, cohabite bien avec les clivages. La synthèse républicaine rassemble sur l’essentiel - patriotisme, démocratie, laïcité, progrès, identité collective - mais la vie politique et sociale creuse les fossés et entretient les antagonismes. La République civilise la discorde et régule l’affrontement. Elle fournit l’unité et organise les différences.
Elle a cependant devant l’histoire une responsabilité qui constitue la clé de ce fonctionnement : l’intégration. L’unité ne se combine avec les clivages que si l’intégration se fait. Or celle-ci défaille aujourd’hui lourdement de deux manières, sur le front social et sur le front de l’immigration. Quarante années de crises économiques successives ont fragmenté la société, créé trois millions et demi de chômeurs dont une moitié de longue durée, installé la précarité, instillé la peur du déclassement. Ce sont les territoires perdus de la République. Ces quatre décennies ont de surcroît bloqué la mobilité sociale, transformé l’espérance en anxiété. Or l’ascension sociale et l’espoir qu’elle constitue sont le moteur de la République.
Par ailleurs, l’intégration a échoué sur l’autre front, celui de l’immigration. La spécificité de l’immigration française actuelle est d’être en bonne partie postcoloniale, issue des contrées qui furent jadis l’Empire. Avec la troisième génération, l’impression d’échec trop fréquent de leur intégration domine : chômage, habitat, scolarisation, formation professionnelle, autant de critères, autant de désillusions. La vue d’ensemble indique qu’aucun effort spécifique global n’a jamais fait l’objet d’une véritable priorité politique. On a laissé des ghettos se constituer, des décrocheurs se multiplier, des chômeurs proliférer, des associations se déliter, un sentiment de marginalisation, d’exclusion ou de rejet s’installer. C’est sur ce terreau-là que se greffe désormais l’islamisme radical et que s’épanouit le Front national. La première défaillance de la République encourage Jean-Luc Mélenchon, la seconde défaillance ouvre la voie à Marine Le Pen. La République a péché par indifférence. Elle le paie aujourd’hui. Dans les plus grandes occasions, elle sait se ressaisir et se mobiliser. Elle l’a fait le 11 janvier. Dans le cours des jours ordinaires, elle oublie que sa fonction d’intégration alimente et conditionne son unité. La tragédie ressuscite l’union, la politique néglige l’intégration. L’unité autorise les clivages, mais l’intégration commande l’unité. Sans une priorité à l’intégration, la République demeurera donc bancale.