Il y avait quelque chose de révélateur dans les titres utilisés par le Monde pour désigner l'événement dans lequel nous sommes désormais entrés. Comme une volonté d'opposer une date à une autre («Le 11 Septembre français» ; «C'était le 11 janvier»). Mais il y avait un risque aussi. Quelque chose de réducteur et même de deux fois réducteur. Si l'on assimilait le 7 janvier au 11 Septembre, d'abord. Et, ensuite, si l'on pensait que le 11 janvier pouvait effacer le 7, et tout ce qu'il comporte (aussi terrible soit-il). C'est, bien sûr, illusoire. D'où le thème qui a surgi aussitôt, sinon le 11 janvier, du moins dès le 12 : le thème de l'illusion ou de la désillusion, succédant à celui de l'union. Au bal des hypocrites (Orbán, en Europe, et tant d'autres) succède celui des réalistes (on ne nous la fait pas). Or, ce serait une erreur d'entrer dans cette deuxième danse, même s'il faut refuser nettement la première. Erreur de croire que le 11 janvier a annulé le 7. Erreur, aussi, de croire qu'on peut revenir à la dure réalité du 7 en abandonnant celle du 11, qui n'est pas une douce illusion.
Bref, notre thèse sera simple, mais nette : l’événement, ce n’est pas la succession de ces deux dates (suivies, qui sait, d’un retour à la «normale», «comme avant»). L’événement, ce sont ces deux dates à la fois, inséparablement (le 7-11 janvier), qui délimitent un avant et un après, irréversiblement. Nous sommes pris dans cet entre-deux, entre ces deux faces de l’événement, et pour un moment.
Mais de quel événement ? Qui concerne-t-il ? Jusqu’où va-t-il ? Comment y agir ? Ce n’est pas un vague combat de «valeurs» ni de civilisations, ce n’est pas un conflit entre des sentiments ou des passions, mais entre des principes très simples, basiques, même si aucun symbole ne le résume entièrement. Pas même le plus fort : le crayon, contre les kalachnikovs. Certes, c’est de cela qu’il s’agit. La liberté d’expression, contre le meurtre. Mais il faut préciser. Car même un crayon peut être à double tranchant, quand justement il appelle au meurtre ou incite à la haine (et c’est puni par la loi). Et même une arme peut être légitime, quand elle est de légitime défense (seul cas prévu par la loi). Le critère est plus précis, plus simple encore que le symbole. On le dira ainsi. Le crayon, oui, mais quand il écrit ou dessine «pour tous», c’est-à-dire sur le fond d’un universel, d’un principe qui vaut pour tout le monde. Et non pas quand il dresse les uns contre les autres. A qui fera-t-on croire que tel dessin ne défend pas la liberté pour tous, y compris pour ceux qu’il dessine (et en acceptant d’être discuté devant la loi) ? Et, inversement que tel trait «d’humour» ne dresse pas les uns contre les autres (et en essayant d’échapper à la loi) ? Accueil, exclusion. Le crayon, oui, mais qui symbolise la liberté pour tous, l’universel, et non pas la kalachnikov, tuant les uns au nom des autres, la guerre. Principes. Bases. Rien d’illusoire. Le réalisme discutera ce qui est écrit, mais reconnaîtra d’abord la liberté réelle de l’écriture.
Ce qui fait événement, ce n’est donc pas seulement l’affrontement de deux forces brutes (crayon-kalachnikov), ce qu’il y a derrière (les pulsions de la psychanalyse) et qui ne cessera de revenir, avec son double cortège. C’est aussi un débat. Non seulement le principe, mais les usages du crayon. Ce débat, depuis le 7-11 janvier, traverse le monde entier. Pédagogie accélérée des manifestations relayées partout. Ces manifestations, ces réactions, dans les deux sens, qui ne «succèdent» pas à l’événement mais le constituent. Le 11 janvier, oui, bien réel : qui change réellement l’air du temps, la toile de fond, le climat idéologique (et même s’il y en a des usages et des abus à leur tour idéologiques). Enfin. Et les autres manifestations, partout (de l’autre bout du monde à chacun de nos «quartiers», de nos cafés), avec leurs risques mais aussi leur paradoxe. Tout ce qu’elles révèlent et qu’il faut affronter. Mais qui montrent aussi l’extension de l’événement, de sa dualité, partout, dans chaque «communauté» ou pays, plus intérieur et extérieur qu’on ne croit. Mondialisation de la discussion critique, dans la limite des principes et aussi sur la limite des principes, ou plutôt de leur usage. Immense risque à courir, dont on ne sortira pas, mais aussi chance de la démocratisation mondiale.
L'événement comprend donc en lui la discussion de l'événement, non pas après coup, mais dans l'événement même. Car même la haine a besoin d'incitation, même le soupçon a sa «théorie» (dite du «complot», de ce que Léon Poliakov, qu'il faut relire, appelait la «causalité diabolique»). Discours qui démultiplient le danger, mais aussi la réponse. Non pas le cycle de la kalachnikov et de l'exception, mais celui du crayon et de la discussion, culture et loi. Nous ne sortirons plus de cet entre-deux, nous sommes vaccinés contre les illusions, mais aussi contre les désillusions. Les deux feront de toute façon leur retour. A nous de faire que ce ne soit pas une spirale, mais une alternative.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul Beatriz Preciado et Frédéric Worms.