Le procès Bettencourt s'est mué hier en procès du juge d'instruction chargé de l'affaire, Jean-Michel Gentil. Sous couvert d'arguties procédurales coutumières, les avocats de la défense pestent rageusement contre une «instruction qui a bafoué, piétiné les éléments essentiels du code de procédure pénale», pas moins. «Farandole d'outrances», rétorque l'accusation. Le procès est bien parti. Formellement, Me Pierre Cornut-Gentille, réclame l'annulation de l'ordonnance de renvoi en correctionnelle (ORTC) du juge pour violation de l'article 184 enjoignant d'instruire «à charge et à décharge». Sur 260 pages, le juge Gentil mentionne à plusieurs reprises, tel un leitmotiv, «les avocats de la défense font valoir divers arguments auxquels il sera répondu». Me Cornut-Gentille ironise à peine : «On cherche en vain la trace de ses réponses.» La représentante du parquet, Anne Kayanakis, défend mordicus la solidité de la procédure : «Le juge d'instruction doit-il répondre point par point à chaque argument de la défense ? Il suffirait alors de l'abreuver de notes et d'argumenter pour paralyser la justice et obtenir l'effet recherché : ne pas être jugé.»
«Mensonge». Comme souvent dans les ORTC, le juge d'instruction se contente de respecter formellement le contradictoire, sans plus. Jean-Alain Michel, avocat de Martin d'Orgeval, compagnon de François-Marie Banier, a lui aussi eu droit à la même formule rituelle : «Mais le pluriel est singulier, car je suis son unique avocat. C'est aussi un mensonge car je n'ai pas déposé au juge Gentil la moindre observation écrite…»
Très remontée, la défense entend surfer sur deux récents procès (visant les sociétés EADS et Altran), annulés purement et simplement faute d'éléments à décharge dans l'ORTC. Le juge Gentil mentionne ainsi : «Certains mis en examen, dont M. Banier, se bornent à des critiques de forme.» Son avocat bondit : «Je lui ai déposé une demande de non-lieu de 48 pages, dont 18 sur le fond. C'est la preuve qu'il ne l'a même pas lue !» La forme n'étant jamais éloignée du fond en matière judiciaire, la défense multiplie les exemples puisés au cœur du dossier.
Des propos de Liliane Bettencourt à son notaire datant de 1997, quand la milliardaire avait toute sa tête : «Je suis redevable à Banier sur le plan affectif. Etant donné la fortune que je lègue à ma fille avec les actions L'Oréal, quelques dispositions me tiennent à cœur : c'est ma marge de liberté que j'entends préserver.» Nulle trace de ces propos dans l'ordonnance de renvoi, qui s'attarde plutôt sur des donations effectuées en 2008, quand son état laissait à désirer. «Mais c'était une régulation de dons passés suggérée par son avocat fiscaliste», s'insurge Me Cornut-Gentille.
Son confrère Pierre Haïk, avocat de Patrice de Maistre, l'argentier de la milliardaire, donne l'exemple des enregistrements du majordome, qui ont fait décoller l'affaire Bettencourt. Dans une retranscription effectuée par les policiers enquêteurs, la plupart des propos de la vieille dame sont mentionnés comme «inaudibles». Mais ils sont bien mieux reproduits par la suite dans un fichier réalisé par un expert en technologie. «L'ORTC ne mentionne que le premier, qui donne faussement le sentiment d'un monologue de Patrice de Maistre face à une Liliane Bettencourt incapable de répondre.»
Sac-poubelle. Me Haïk attaque bille en tête le juge Gentil, à propos d'une remise de 50 000 euros par Patrice de Maistre à Eric Woerth, en pleine campagne présidentielle de 2007, dont témoigne Claire Thibout, comptable de la maison Bettencourt. Lors d'une confrontation, le magistrat doit convenir qu'elle n'est pas passée prendre cette somme à la banque, comme elle l'affirmait initialement. «Elle improvise alors une nouvelle version, s'insurge l'avocat. La somme serait issue d'un sac-poubelle empli de billets dans la chambre d'André Bettencourt, qu'elle aurait pris à son insu.» Une version moins vérifiable qu'un retrait à la banque, mais l'OTRC ne mentionne que la première. «Il est indigne de travestir la vérité à ce point», tonne l'avocat.
Cartes. Le ton monte un peu plus à propos de la récente mise en examen à Paris de la comptable pour faux témoignage, sur plainte de Banier qui vise également cinq autres témoins à charge. La défense en tire prétexte pour demander un report du procès, au motif que le photographe mondain, tenu par le secret de l'instruction en tant que partie civile dans ce contre-dossier, ne pourrait en faire état pour sa défense dans le procès principal à Bordeaux. Cette fois, c'est l'avocat du représentant légal de Liliane Bettencourt, Me Arnaud Dupin, qui s'énerve. «Les grands principes, les droits de la défense, etc., ça suffit ! Arrêtez de biseauter les cartes et essayez de faire face aux accusations.»
Sa cliente, désormais sous tutelle, n'a été entendue qu'une seule fois par la justice, en mai 2008. Voilà ce que disait la présumée victime de l'«abus de faiblesse» : «Peu m'importent les montants des libéralités. Cela peut vous paraître important, mais cela me fait plaisir.» Encore une omission dans l'ordonnance de renvoi, cependant avait-elle alors toute sa tête ?
Photo Rodolphe Escher